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L’impossible démocratie : autopsie d’un totalitarisme doux

Il n’y a probablement pas de mot qui soit aussi souvent employé que celui de « démocratie », ni avec une révérence si aveugle.

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L’impossible démocratie : autopsie d’un totalitarisme doux

Que de fois, devant la critique, n’a-t-on entendu commentateurs ou politiciens ânonner le célèbre aphorisme de Churchill, qui décrivait la démocratie comme « le pire des systèmes, à l’exclusion de tous autres » [1] ? Parfois, on jurerait les moutons de « La Ferme des animaux » répétant à l’envi, tout en le comprenant à peine, le slogan inculqué par le verrat Napoléon : « quatrepattes, oui, deuxpattes, non ! » [2].

Un mot, cependant, ne signifie rien en lui-même ; il n’existe qu’à travers ce qu’il désigne. Il faut donc, avant toute génuflexion, se demander quel est le concept devant lequel nous sommes invités à nous jeter face contre terre comme mahométans en prière.

Que l’exercice de la souveraineté populaire soit souhaitable, c’est mon opinion ; qu’il doive être encadré d’une façon ou d’une autre, j’en conviens également. Mais telle n’est pas la question sur laquelle je veux me pencher. Ce que j’entends examiner, c’est le point de savoir si l’idée démocratique, magnifiée et élevée au rang de divinité bienfaisante, possède encore quelque consistance, quelque rapport avec ce qui l’a fait naître et triompher – souvent par la force d’ailleurs – en bien des endroits. En d’autres mots : la démocratie a-t-elle toujours un contenu ou n’est-elle plus qu’un vocable, une forme, à mille lieues de ce qui la fondait à l’origine, un instrument utilisé par une oligarchie résolue à confisquer la réalité du pouvoir ?

Démocratie directe ou représentative ?

Tout le monde – ou à peu près – sait que, dans la Grèce antique, le gouvernement démocratique était celui du peuple, par opposition au gouvernement aristocratique, celui des « meilleurs« , c’est-à-dire de « l’élite« . Et chacun, de ce fait, considère que les conditions de la démocratie sont remplies dès l’instant où les représentants de la nation sont choisis à l’issue d’élections libres, dans le cadre desquelles toutes les opinions (ou presque) peuvent trouver à s’exprimer.

A supposer ce consensus établi, notons qu’il s’éloigne déjà du concept d’origine puisqu’il décrit une démocratie représentative et non point directe, comme celle des cités grecques, ou encore celle qui fonde la philosophie rousseauiste. « La souveraineté, écrit Rousseau, ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale et la volonté générale ne se représente point  » [3].

Il reste que la démocratie représentative est bien le système politique auquel renvoient les articles 2 et 3 de la Constitution de 1958, sous l’empire de laquelle nous vivons. Convenons d’ailleurs, que si une démocratie directe se conçoit à l’échelle de petites entités territoriales, elle n’est guère adaptée au niveau de l’Etat, sauf sous la forme du référendum lequel ne peut, au risque du chaos, s’appliquer qu’à des sujets nettement circonscris dont les enjeux sont aisément compréhensibles par tous.

L’exercice de la souveraineté populaire par le biais de représentants élus n’est donc pas en soi critiquable ; la véritable question – et là gît le problème – est de savoir si « les représentants représentent » voire, même, s’ils sont en mesure de représenter. Ceci impose de s’interroger sur l’homogénéité du corps électoral et, par voie de conséquence, sur le mode de scrutin ; car choisir un mode de scrutin de préférence à un autre, lorsqu’une population est profondément divisée sur les orientations économiques, sociales ou sociétales peut avoir pour effet – et même pour but – de priver certains électeurs d’une représentation apte à porter leurs idées, et de légitimer une forme de captation du pouvoir.

1958, c’était avant…

On sait qu’à travers la Constitution de la Ve République, le général de Gaulle entendait mettre fin au régime des partis, source d’immobilisme et générateur de crises gouvernementales à répétition. Mais, c’est une tautologie, nous ne vivons plus dans la France de 1958. A un pays relativement homogène ethniquement et culturellement, réunifié par l’épreuve de la guerre, encore toute proche, habité par des gens partageant peu ou prou les mêmes valeurs, s’en est substitué insidieusement un autre. La France de 2019 est plus bigarrée, plus écartelée (sur les questions de société notamment), plus urbaine, moins provinciale, plus éprouvée économiquement, que ne l’était celle des années cinquante. Cette diversité tous azimuts (pour utiliser un mot qui fera plaisir aux « progressistes« ) emporte le droit pour chaque groupe d’électeurs de bénéficier d’une juste représentation et d’exiger des élus qu’ils portent réellement leur voix dans l’hémicycle plutôt que de se soumettre à la discipline partisane. Faute de quoi, la volonté populaire se trouve piétinée (et par là-même l’article 2 de la Constitution) et la défiance à l’égard du pouvoir politique ne cesse de s’accroitre.

Il est impossible d’imaginer que nos dirigeants, qui ne sont pas (tous) des imbéciles ou des incompétents bardés de diplômes n’identifient pas la source des frustrations qu’engendre un système qu’ils maintiennent en vie, vaille que vaille, dans une sorte de coma artificiel. Mon pari, au contraire, est qu’ils sont parfaitement et cyniquement conscients du fait que le régime démocratique, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, permet le maintien au pouvoir ad vitae aeternam de l’extrêmecentre opérant tantôt sous les couleurs de la « droite » (surtout, ne pas rire), tantôt sous celles de la « gauche » (ne pas rire non plus). M. Macron est bien entendu la plus parfaite incarnation de ce coup d’Etat démocratique – ou plutôt de ce coup d’Etat contre la démocratie -, qui n’a pas commencé avec lui mais qu’il porte à son apogée. N’a-t-il pas débuté son « règne » en gouvernant par ordonnances c’est-à-dire en se faisant investir du droit de faire ce que bon lui semblait par une majorité « godillots » composée de bric et de broc ?

Je l’ai écrit il y a quelques semaines sur ce site, notre président – puisqu’il faut bien lui donner son titre – est le VRP d’un monde sans frontières, sans solidarités collectives, sans appartenances, sans identité, condition essentielle d’une mondialisation néo-libérale reposant tout entière sur un capitalisme de connivence [4]. Le système auquel M. Macron et les siens sont soumis et qu’ils promeuvent avec servilité, se nourrit de la valorisation de l’individualisme, lequel engendre mécaniquement la fragmentation de la société et constitue un merveilleux outil de domination[5]. Car en effet, plus une collectivité est divisée, plus il est difficile de la diriger. C’est cet argument, celui des majorités introuvables ou instables, qu’on opposera à ceux qui exigent une représentativité réelle du corps électoral. C’est aussi le prétexte qu’on saisira pour s’engager, le cœur vaillant, sur le chemin de la démocratie autoritaire.

Vers le totalitarisme

Le serpent se mord la queue, mais il le fait exprès et en s’en délectant : plus il oppose les communautés de toutes natures, plus la représentation proportionnelle devient potentiellement un vecteur de blocage institutionnel, une sorte de croque-mitaine parlementaire, et plus, aussi, il se pense légitime à perpétuer ce qui n’est plus qu’une fiction de représentativité. La friandise du serpent, son mets de choix, c’est d’opposer les Français les uns aux autres, ce qui assure la pérennité de son pouvoir.

Ainsi le serpent peut-il réprimer avec violence ceux qui s’opposent à lui, brider la liberté d’expression, bouleverser l’anthropologie de la famille, adopter, après un simulacre de débat, les réformes que bon lui semble et renvoyer avec condescendance à leurs chères études tous les idiots que son génie n’éblouit point.

Nous glissons ainsi année après année, d’une démocratie Potemkine à un totalitarisme doux. Oh, qu’on ne s’effraie pas du mot ! Ce que je nomme totalitarisme ne renvoie pas au nazisme, au communisme ou au fascisme. Les milices armées ne parcourent pas encore nos rues, la police ne débarque pas au petit matin au domicile des opposants pour les jeter en prison sans procès. Mais le monopole idéologique que s’assure l’extrême-centre, sa prétention à dire le Bien et le Mal, sa proclamation incessante de l’Evangile progressiste (auquel chacun est sommé de se soumettre, à peine de se voir qualifier de monstre et peut-être, même, renvoyé devant un tribunal correctionnel) son contrôle, fut-il indirect, des principaux organes de presse, tout cela n’évoque-t-il pas des éléments du totalitarisme, sinon le totalitarisme lui-même ?

Comment ne pas songer à la glaçante prophétie de Tocqueville qui, dans la quatrième partie de « De la démocratie en Amérique » entrevoyait déjà l’avènement du despotisme démocratique. Il imaginait chaque homme, seulement centré sur sa famille, indifférent au sort de ses concitoyens, mentalement apatride et n’existant que pour lui seul ; il devinait en surplomb un pouvoir tutélaire, enveloppant, réglant chaque détail de la vie de son peuple, jusqu’à souhaiter lui ôter le trouble de penser et de vivre ; un pouvoir qui sans briser les volontés, les amollirait, les plierait, les dirigerait ; un pouvoir qui découragerait l’action et qui, enfin, réduirait  » […] chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ».  » J’ai toujours cru, terminait l’auteur, que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple. » [6]

N’y venons-nous pas ?

Par Eric Cusas

 

[1]             Sans s’aviser qu’il fut prononcé dans un contexte particulier qui n’autorise peut-être pas l’interprétation que beaucoup en font.

[2]             G. Orwell, La Ferme des animaux, 1945

[3]             Rousseau, Du contrat social, livre III, chapitre 15

[4]             Eric Cusas, Le progressisme est-il un progrès ? www.politiquemagazine.fr

[5]             Eric Cusas, De quoi le macronisme est-il le nom ?, Méthode, Septembre-octobre 2019

[6]             A. Tocqueville, Le despotisme démocratique, L’Herne, 2009

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