On ne présente plus Chesterton, on ne se lasse pas de le lire, et ces 59 essais ici réunis (issus de plusieurs volumes inégalement repris) livrent de belles pépites, avec ce parfait bonheur d’un homme sachant s’émerveiller de tout et nous faire partager sa joie de contempler toute l’Angleterre à travers un morceau de craie et sa conviction bien étayée que les contes de fées sont salutaires.
« Voici quel est l’effet exact du conte de fées : il habitue l’enfant à l’idée que des terreurs sans limites ont une limite, que ces ennemis informes ont des ennemis, que ces infinis ennemis de l’homme ont des ennemis en la personne des chevaliers de Dieu, qu’il existe dans l’univers quelque chose de plus mystique que l’obscurité et de plus fort qu’une forte peur. » Son éloge de la pluie comme institution socialiste de bains publics et communs, bien propre à satisfaire tous les hygiénistes réclamant qu’on se douche et qu’on s’abstienne de bière, est réconfortant ; la manière qu’il a de résumer le Paradis perdu de Milton comme une idiotie intellectuelle est d’une justesse confondante, surtout quand il enchaîne en parlant de la manière dont Wagner a perverti un beau conte catholique avec son Tannhaüser. On ne peut pas résumer 59 essais, et d’ailleurs il est déconseillé de lire 59 essais à la suite, comme un bon élève. Il faut lire Chesterton comme il vivait, en empoignant le livre parce qu’il traîne là et en l’ouvrant au hasard (libre à vous de cocher ensuite la table de matières, c’est mesquin mais c’est humain) et en retenant, surtout, que la méthode est de ne tenir aucune opinion convenue comme légitime et certaine, et aucun mépris de classe comme l’expression pratique d’une vérité supérieure, mais bien au contraire ce qui est dédaigné comme étant le réceptacle le plus probable des vérités éternelles, pourvu qu’on sache apprécier l’humour comme un genre aussi estimable que la tragédie. Et une morale se dégage : refusez les surnoms et les diminutifs idiots car ils vous privent du véritable nom qui est une véritable affiliation, et ne croyez pas que votre rang social vous prive de la morale ordinaire – si ordinaire que seuls les gens ordinaires la respectent, les autres étant trop bien élevés et trop élégants pour s’en embarrasser. Mais tout le charme de Chesterton est qu’il administre cette bonne leçon en racontant comment deux policiers (qu’il soupçonne être des elfes) voulurent l’arrêter parce qu’il s’exerçait à (mal) lancer un couteau contre un arbre, dans une forêt, mais cessèrent de l’importuner quand ils surent qu’il habitait chez un notable bien connu. Chesterton termine son récit sur la ferme conviction que les peuples justes fusillent les grands financiers par pure bonté d’âme. Je m’en voudrais de vous résumer l’argument, et vous ne me le pardonneriez pas.
G. K. Chesterton, Le Paradoxe ambulant. Les Belles Lettres, 2024, 512 p., 15,50 €