Civilisation
S’abandonner à vivre
De Sylvain Tesson. Lecture par Judith Magre.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
La littérature est un jouet extraordinaire, mais tout le monde ne sait pas s’en servir. Beaucoup s’évertuent, s’essoufflent et meurent étouffés, la gorge obstruée de mots trop gros pour eux. Leurs cadavres encombrent les étals des libraires, sur un lit de réclames qui les empêche de sentir mauvais. Passons. Allons plutôt nous amuser avec deux enchanteurs dégourdis. L’un adore faire le grand soleil et la course en sac, l’autre, secouer les marionnettes. Commençons par le second, ce qui nous permettra immanquablement de finir par le premier.
Benoît Duteurtre publie chez Gallimard Le grand rafraîchissement, qu’il appelle roman ; il en a bien le droit. Si vous ne mettez pas roman ou essai sur la couverture d’un livre, on vous regarde de haut et on s’en va médire de vous dans les salons. Benoît Duteurtre n’aimerait pas ça ; donc, il sous-titre roman une machine à faire tourner les moulins à vent – pas ceux des meuniers, ceux des enfants qui jouent sur la plage. Lui-même est un passionné de l’océan, au point que tous ses livres finissent au bord de la mer, comme il fait semblant de s’en étonner. Ce qu’il voit cette fois est surprenant : des navires qui ramènent à « leur point de départ » des segments d’éoliennes devenus « ressource industrielle majeure ». Quel « étrange paradoxe que ce destin des moulins à vent érigés pour sauver l’humanité avant de se transformer en minerais. » Et pour que la chose soit plus surprenante, cette vision d’un temps à venir après le « grand rafraîchissement » qui aura inversé les courbes des experts sans les prévenir, l’auteur la place sur la plage où il est venu en pèlerinage avec quelques amis d’enfance. Il se souvient de leur construction, de ces temps calamiteux qui sont, hélas ! notre aujourd’hui ; il se souvient qu’ensuite, c’est l’ultime phrase, « les choses ont commencé à changer », ce qui clôt le livre en nous renvoyant à ses premières pages. Car tout est cyclique, tout change pour toujours recommencer, comme la mer « toujours recommencée » du très chic Paul. Voilà pour la construction, l’invention et la composition.
Duteurtre nous raconte des anecdotes apparemment sans liens, qu’il coud entre elles par des pages de son journal, où il nous dit son chagrin de vivre aujourd’hui et ses bonheurs d’aller voir ailleurs. On retrouve le malheureux Parisien, obligé de supporter les marionnettes démentes qui nous administrent comme si nous étions relégués dans quelque colonie pénitentiaire. Dieu sait s’il a le coup d’œil pour brosser des tableaux mouvants, des scènes bourrées d’énervés, des choses vues quoi ! Il nous invite même chez sa voisine voir comment elle fait son guignol. Il nous propose aussi des nouvelles du futur, comme cette « rafle des beaux quartiers », qui ferait froid dans le dos si elle n’était pas l’occasion de découvrir la délicieuse Anne-Charlotte et son policier accompagnateur, l’athlétique Mouloud. Sans parler de la juge Mélodie, qui mouline une musique subtilement ambiguë afin de sauver un rien d’harmonie. Des fous gouvernent sous la baguette de Sacripant, certes, mais cela n’empêche pas que le plus grand nombre gardent un fond raisonnable, même les trafiquants des quartiers dits défavorisés.
Ainsi l’auteur a l’idée lumineuse, par l’intermédiaire de sa juge Mélodie, d’envoyer Anne-Charlotte faire du social dans les dits quartiers, où sa gentillesse et son flegme aristocratique font merveille. On constatera que le bon sens n’y est pas mort en voyant comment des écolos délirants et emmerdeurs se feront renvoyer sans ménagements à leurs chères études de nuées. Tout cela narré dans le style bien français que Duteurtre a hérité des meilleurs auteurs. C’est dans cette veine qu’il fera de Mouloud un maire charmant, antithèse de l’hidalgote emmêlée dans ses ficelles, maire dont on appréciera le talent à inaugurer la fête du Grand Rafraîchissement dans une ville redevenue bien de chez nous grâce aux nouvelles lois d’équilibre et de rupture normative.
Imaginer tout cela fait tellement de bien à l’âme que l’auteur en renonce à son renoncement : « J’accepte de rester cet homme antédiluvien qui vit et travaille entre ses trésors poussiéreux », ceux de sa bibliothèque et de sa discothèque, essayant de « mêler le monde réel et la fantaisie » comme Marcel Aymé, de « rendre joyeuses toutes les horreurs du temps par le chant, le rythme et le génie du théâtre », comme Offenbach. Voilà le beau programme qu’il nous propose, en l’illustrant de choses précieuses que vous ne regretterez pas de découvrir dans son roman, qui est une authentique rhapsodie, bien sonnante, suavement intelligente, bougrement salutaire.
Vous vous souvenez que Tryphon Tournesol ne savait qu’inviter à chercher « toujours à l’ouest » ? Eh bien, ce que vous pouviez avoir pris pour une manie loufoque, Sylvain Tesson nous révèle qu’il s’agit d’une idiosyncrasie celtique. Car son récit de voyage Avec les fées (éd. des Équateurs) est en vérité une magnifique étude de la « celtitude ». Méditant sur la légende de saint Brandan qui aurait traversé l’Atlantique, Sylvain Tesson y voit l’incarnation du « mystère de la poussée des Celtes, ce mouvement de l’histoire fécondé par la mythologie » : aimantés par le soleil, ils partent de l’Europe centrale, sautent « par-dessus l’Atlantique », fondent les États-Unis et leur « destinée manifeste », les traversent jusqu’au Pacifique dans « la ruée vers l’Ouest », puis les « boys sur les porte-avions de la mer du Japon » préparent le bouclage de la boucle : si ceci, puis cela, alors « les Américains entreront en Eurasie par l’Extrême-Orient russe », et « les peuples celtes qui voulaient rattraper le soleil regagneront les bords du Danube. » L’histoire du monde est ainsi réduite en quelques pages avec l’aide des fées, c’est-à-dire du merveilleux des légendes et de tout ce qui dans la réalité peut servir à fabriquer du roman.
Le secret de ce galopin qui « saute les méridiens » comme un autre Cendrars, c’est la vision, une vision immense apprise en regardant la mer, une vision qui fait lever des marées d’images, des embruns de formules pénétrantes comme des lames de flibustiers. Voici deux exemples magnifiques des premières : « Sur les falaises, les cormorans séchaient leurs soutanes » ; « le soleil passa sous les nuages et éclaboussa le monde de sa braise. » Quant aux formules, elles naissent sous la plume comme les champignons sous la pluie ; en voici une, parfaitement tessonienne, gorgée de pensées justes : « la roue de l’actualité – bruit et laideur, chiffres et raisons – continue à tourner, écrasant des hommes ivres d’envie, farcis de projets, grimés de fards, fous de malheur, parfaitement aveugles. » L’occasion de savourer ce style en coups de feu, qui fait claquer ses balles sur la tôle des pages, un crépitement de grêles, une averse de chagrins qui s’amusent. Le sommet de l’art consiste à combiner l’image et la formule pour se porter d’un bond à la hauteur de la féerie : « Les hommes doux se méfient de la brutalité du présent, n’accordent pas foi à l’arrogance de l’avenir et regardent tout reflet du passé avec tendresse. Comme un enfant devant l’armoire à confitures : il n’atteindra pas les pots, mais leur contemplation suffit à embellir le jour. » Ou encore, cette alchimie de l’attention aux pierres levées, qui fait chanter la harpe du cœur blessé : « l’horizon chassait, la mer rageait. La pierre, elle, ne bougeait point. Luxe, calme et fixité. Quel repos ! Car le changement est la plaie, l’angoisse, le malheur de l’homme. Ô que revienne le temps des menhirs. Que cesse l’épilepsie du monde. »
Lire Sylvain Tesson est une fête. Bien sûr, ce type est un peu tête brûlée, mais s’il tente des aventures folles, il prend pour lui la peine et nous en ramène le fruit. Et comme les aventures sont le moyen qu’il a trouvé pour faire mûrir l’humanité généreuse qui l’habite, il donne avec profusion les trésors qu’il obtient des fées. Maître de sagesse, il nous enseigne l’émerveillement : « Le ’’merveilleux’’ est l’admiration de ce qui se présente », il est « le surgissement à point nommé » ; « la fontaine était merveilleuse parce qu’elle coulait. Elle pouvait se passer de […] la naïade », dont Chateaubriand a dit qu’elle « détruisait la poésie ». Comme Montaigne, Sylvain Tesson enseigne à vivre au présent, non par bassesse, par besoin d’assise pour prendre son envol. On sait son mépris du monde moderne, peuplé d’hommes-machines, où triomphe « la vulgarité, seule langue universelle », où l’on préfère « le spectaculaire au merveilleux. » D’où son goût pour la monarchie.
Apprenant la mort d’Elisabeth II à la fin de son périple, il envie les Anglais : « La mort d’une reine était leur tristesse. L’absence d’un mythe était notre malheur tricolore, à nous qui avions tué le mystère. Ils s’en relèveraient en sacrant Charles. Nous, nous continuerions à nous haïr les uns les autres. […] Soulagés que rien ne nous soit supérieur, nous nous satisfaisions que tout nous soit semblable. » Sylvain Tesson est donc parti sur les traces du roi Arthur, pour apprendre la grandeur à l’écoute des fées ; il nous en rapporte un trésor de joyaux sertis par l’art de regarder.