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Les Français et leur patrimoine

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Les Français et leur patrimoine

Entretien avec Lorris Chevalier

En France les pouvoirs publics sont propriétaires des monuments historiques à hauteur de 47 %. Après l’incendie de Notre-Dame, plusieurs voix se sont élevées pour dénoncer une mauvaise gestion de ces édifices. Est-ce qu’aujourd’hui l’État français manque à son devoir de conservation ?

L’État français a une longue histoire de destruction des monuments historiques, initiée en 1789. Sous l’Ancien Régime, ce sont surtout des fonds privés qui financent les édifices, comme le Palais Jacques Cœur de Bourges. Après la Révolution, l’État a récupéré des bâtiments qu’il avait gravement endommagés, désormais à sa charge. Pendant les années 70, les rénovations sont “fixistes” et plutôt de mauvaise qualité. Mais depuis quelques années les professionnels travaillent au nom d’institutions célèbres avec un travail de grande qualité.
La loi de 1907 oblige l’État à entretenir les bâtiments religieux construits avant 1905. L’État s’en mord les doigts, il y perd plus qu’il n’y gagne. D’un autre côté, si ces bâtiments appartenaient encore à l’Église, à n’en pas douter, l’institution en aurait vendu un grand nombre. Là-dessus, notre patrimoine est plutôt gagnant.
Mais parfois l’État fait des horreurs, en témoigne la détérioration des remparts de Carcassonne à grand coups d‘art contemporain. Ces décisions cachent voire détruisent la beauté originale du bâtiment. Heureusement les contestations sont nombreuses. Autre exemple, à l’abbaye de Cluny, les autorités laïques ont décidé de réaliser une exposition sur le satanisme, puis, l’année suivante, sur des idoles africaines nues. Je trouve cela regrettable, le fonctionnariat montre là ses limites. Dans les châteaux anglais, on fait de l’entreprenariat pour entretenir et rénover les bâtiments, ce qui est plus intéressant.

Près de la moitié de nos biens protégés appartiennent à des propriétaires privés. Quel rôle ont-ils dans la protection de notre patrimoine ? Est-il sous-évalué ?

Je pense que c’est une question de mentalité, ici encore héritée de la Révolution française. Dans l’imaginaire collectif, un propriétaire de patrimoine gagne beaucoup d’argent. Mais la plupart du temps ces propriétaires en perdent, les rénovations coûtent une fortune, surtout pour les bâtiments historiques où les entreprises et les artisans doivent être homologués par l’État. Ces propriétaires se démènent malgré des lois qui ne sont pas favorables : depuis le XIXe siècle la législation française sur l’héritage fait tout pour briser la transmission, qu’elle soit matérielle ou non. Ainsi à chaque décès et succession, l’intégrité du patrimoine est amenuisée, voire anéantie.
Il faut absolument libéraliser ces lois, réduire les impôts et arrêter de taxer à tout va les successions. Quand le patrimoine est tenu par des privés, l’État fait tout pour le désintégrer, et quand il est le gérant il s’amuse à dénaturer la beauté originale de l’œuvre. Toutes ces dispositions bloquent l’entreprenariat, on a peur dès qu’on parle de rénovation, tout cela au détriment de notre patrimoine national.

Suite à l’incendie, une partie de la population française a pris conscience de la valeur de son patrimoine. Sommes-nous en train d’assister à un regain d’intérêt des Français pour leur histoire ?

Je suis personnellement spécialiste du Moyen Âge et on voit bien que, depuis le XIXe siècle, les Français ont une vision très fausse de cette époque. C’est la double vision du film “Les Visiteurs” : on a d’un côté le chevalier preux, courageux, habité par l’idée d’un Moyen Âge preux et troubadour ; de l’autre, on a la vision du crasseux Jacquouille, sale et bête. Chez les Français, cette double vision se mélange constamment, alors que dans d’autres pays on a une approche beaucoup plus historique.
En France, récemment, il y a eu un regain d’intérêt pour le Moyen Âge par des vidéastes comme Papacito. Mais ils ne parlent du Moyen Âge qu’à travers leur propre vision. On écoute des gens qui en font l’éloge ou la critique, mais qui parlent en réalité surtout d’eux-mêmes. Ce n’est pas comme ça que l’on fait l’histoire. Papacito évoque la crise de la virilité des jeunes hommes du XXIe siècle et l’avancée de l’islam. Ce n’est pas une analyse historique, il parle plus d’aujourd’hui que d’hier. Le regain d’intérêt pour l’histoire n’est plus là que pour résoudre les problèmes sociaux actuels.

On le sait, les Français du XXIe siècle sont en manque de repères. Comment le riche patrimoine de notre pays, encore plus s’il est historique, peut-il servir l’enracinement du peuple français ?

En effet, les Français sont déracinés. Les plus anciens ont encore des références chronologiques, ils savent que 1515 c’est Marignan et François Ier. Ils n’ont pas nécessairement des connaissances poussées, mais ont des repères chronologiques. Certes, la chronologie est une construction sociale, on peut débattre sur les dates limites du Moyen Âge par exemple, mais elle est très utile pour se repérer dans l’histoire.
Aujourd’hui on a brisé ces repères. La France a le plus de châteaux au monde avec environ 45 000 édifices, et les Français croient toujours que ce sont des imbéciles qui ont érigé ces bâtiments de génie toujours debout après des siècles. Même chose avec les cathédrales. Je suis donc assez pessimiste sur cet “éveil” du peuple français. Je pense qu’il y aura des gens qui savent et d’autres qui ne savent pas, et une sorte de ghettoïsation des personnes ayant poussé plus loin que les connaissances délivrées par l’éducation nationale. Depuis les années 90, on fait tout pour faire passer celui qui sait pour un imbécile, notamment dans les programmes télévisés, c’est l’éloge de la bêtise.

Un château privé devant compter sur les recettes des entrées pour l’entretien et les rénovations, quel impact a provoqué la crise sanitaire sur votre profession ?

Je vais être honnête, la crise sanitaire n’a rien bloqué du tout, ce sont les lois du gouvernement et, à notre échelle, les décisions du préfet qui ont arrêté toutes les activités touristiques. Dans d’autres pays, il n’y a eu que des limitations, mais en France je pense que le gouvernement a tout fait pour faire peur, terrifier les populations, et ce dans un but politique. Les revenus soulevés par les entrées sont souvent la seule manière pour les propriétaires d’entretenir et rénover les propriétés coûteuses.
Un exemple simple, l’un des profils-types de nos visiteurs est la grand-mère qui emmène ses petits-enfants de la ville visiter le château du coin pour leur montrer son pays. En temps normal, on les voit toujours, ces grands-mères. Eh bien, nous ne les avons plus vues cette année. Les rares avec lesquelles nous avons pu échanger nous confiaient avoir eu peur de sortir et d‘attraper le virus. Elles ne sont pas près de revenir et c’est une grande perte pour le château.

L’été dernier, le château de Berzé a été le lieu de tournage du prochain film de Ridley Scott, The Last Duel. Comment s’est formé et a abouti le projet ?

En effet, le château a été un lieu de tournage important du film. À la base, nous ne devions être qu’un château secondaire mais grâce à notre malléabilité, le château est devenu l’un des principaux sites du film, les visiteurs le reconnaîtront à n’en pas douter à l’écran. Ridley Scott est venu lui-même au château avec les principaux financiers, arrivant par surprise en hélicoptère. Drôle d’image que de voir un tel engin atterrir devant un château médiéval ! Sa visite l’a enchanté, il était ravi de découvrir l’histoire du château.
Personnellement, j’ai été conseiller historique du film. Ma grande difficulté était d’intervenir auprès des acteurs et des techniciens, car on ne savait pas ce que l’on pouvait faire ou ne pas faire avec chacun : est-ce que je peux retoucher son armure, l’approcher pour lui expliquer comment faire un signe de croix au Moyen Âge…

Est-ce que la crise sanitaire et le confinement ont eu une incidence sur les conditions de tournage du film ?

Pour le tournage d’un film, il y a un tas de paramètres auxquels on ne pense pas quand on est devant l’écran. Un exemple simple : à quelques kilomètres du château il y a une autoroute, mais dans le casque d’un ingénieur du son, cela s’entend. Les visiteurs qui bavardent, les voitures qui passent, tout cela s’entend et crée des difficultés. De ce point de vue, le confinement nous a aidés, car il y avait moins de circulation. Dans l’autre sens, en plus de toutes les complications qu’impliquent le confinement, il faut savoir que Ridley Scott est un vieux monsieur âgé. Au vu des sommes pharaoniques investies, les financiers ne voulaient pas prendre le risque que le réalisateur tombe malade, cela aurait signifié de fortes pertes financières. Ainsi ces derniers ont investi des sommes colossales pour empêcher toute contamination sur le plateau : équipes médicales, privatisation d’hôtels et de terrains, suivis de personnels… Et il ya eu en plus des problèmes sanitaires sur le plateau, ce qui a compliqué les choses. Et quand j’ai dû me rendre avec toute l’équipe en Irlande, autre lieu de tournage, pour y remplir ma tâche de conseiller historique, ce déplacement à l’étranger n’a rien simplifié !
Propos recueillis par Cyril Ferrier
Lorris Chevalier, universitaire spécialiste du Moyen Âge, est conservateur au château de Berzé-le-Châtel (71031).

Illustration : Enfin rouverte, la forteresse de Berzé-le-Châtel, avec ses quatorze tours, ses trois enceintes et une exposition sur l’écologie au Moyen Âge : « La maîtrise du monde sensible devient un but collectif légitime et réalisable et l’Occident médiéval chrétien porte au pinacle la réflexion de Dieu, de l’Homme et de la Nature. La mise en place sociale de ces idées par l’ingéniosité des paysans médiévaux et les législations royales a apporté des solutions à nombre de problèmes actuels. »

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