À quarante ans, Ridley Scott (né en 1937) signe avec The Duellists (1977) son premier film. Loin d’être un simple coup d’essai (il s’était déjà essayé à la réalisation de quelques épisodes de feuilletons pour la télévision), s’agit-il d’un magistral coup de maître.
Le film, adapté de la nouvelle Le Duel de Joseph Conrad, fait montre d’évidentes qualités esthétiques qui le rapprochent de certains peintres, tels Bruegel l’Ancien, Vermeer ou Turner. La photographie y est tout simplement admirable et certains plans rapprochés donnent l’impression de véritables tableaux vivants (le gros plan sur des rogatons et une bouteille de vin donnent une description précise sur le maître des lieux, bohème, amateur de musique et de bonne chère, en l’occurrence, l’ami et confident de Keith Carradine, alias Armand d’Hubert, le duelliste pourchassé par son alter ego, le sourcilleux et vindicatif Harvey Keitel, alias Gabriel Féraud). Sur le plan cinématographique, Scott a pris son inspiration du côté de Stanley Kubrick et de son insurpassable Barry Lindon (1975) et l’on soupçonnerait que, bien plus tard, Eric Rohmer fît son miel des Duellistes pour restituer l’ambiance feutrée et aristocratique si caractéristique de cet autre film à somptueux tableaux qu’est L’Anglaise et le Duc (2001). Sans jamais être ennuyeux ni empesé, Scott sait alterner scènes de duels (dont la violence, semblant n’être jamais feinte, s’exprime dans une atmosphère de stupéfiant réalisme) et tableaux intimistes et langoureux. Bien que savamment rythmé (aidé, en cela, par l’à-propos de la bande originale d’Howard Blake), la lenteur de l’action (qui s’étend des débuts de l’Empire jusqu’à la Restauration) conjuguée à une atmosphère brumeuse et automnale nimbant de sublimes paysages (en l’occurrence, ceux, mélancoliques et romantiques des vallons et combes du Périgord), confère au film une authentique dimension de profondeur, au temps qui passe comme aux protagonistes. Ces derniers, tragiquement emportés dans le maelström d’une destinée qui leur échappe d’autant plus qu’elle est toute entière appendue aux victoires comme aux défaites des campagnes militaires de Napoléon, subissent d’ailleurs une mue qui en affine et révèle la psychologie.
Un art tout clausewitzien de la contre-attaque
Ainsi Gabriel Féraud semble s’abîmer aveuglément dans la spirale d’une hargne vengeresse pathétique dont il ne hume désormais plus que l’odeur du sang, tandis que son adversaire, comprenant qu’il ne sortira de cet engrenage absurde qu’en prenant définitivement l’avantage sur ce dernier (il prend, pour ce faire, des cours d’escrime), gagne en finesse autant qu’en détermination froide et résignée. C’est ici que Ridley Scott dévoile son génie, hissant ainsi son film au rang de ses plus indéniables réussites : d’Hubert étant assigné à la place du défenseur, il lui revient de déployer un art tout clausewitzien de la contre-attaque. Position qui a manifestement manqué au stratège corse à Waterloo. Métaphoriquement, les deux adversaires, placés à la croisée des chemins, symbolisent, la fin de l’Empire (Féraud) et l’avènement d’une nouvelle ère restaurationniste (d’Hubert). Semblables aux plénipotentiaires du Congrès de Vienne qui intimeront à la France de retourner à l’étrécissement de ses limites territoriales originelles, d’Hubert, à l’issue du dernier duel, dictera lui aussi sans façon ses conditions : Féraud sera épargné (à l’instar de l’Empereur, exilé à Sainte-Hélène) mais devra se tenir dorénavant pour mort dans ses rapports ultérieurs avec d’Hubert et son entourage – le plan final est on ne peut plus saisissant qui montre Féraud, engoncé dans sa gabardine grise, le bicorne vissé sur la tête, se perdant en méditation devant un long fleuve figurant aussi bien l’ancienne Confédération du Rhin, du temps de la gloire impériale, que le vaste couloir maritime séparant le Rocher d’exil des côtes africaines. Incontestablement le meilleur Napoléon de Scott… D’Hubert se montre alors prosaïque et banal : n’ayant jamais fait preuve d’un ostensible loyalisme envers l’Empereur, le voilà qui s’apprête à servir le roi Louis XVIII avec la même nonchalance calculatrice. Un film de piques et d’estocs. Un film épique et d’honneur. Du grand art !