Civilisation
Morts remarquables
Qui aurait cru que Jean d’Ormesson avait si bien réussi sa mort ?
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Dans un livre-bilan paru chez L’Octanphare, la compositrice luxembourgeoise nous conte son parcours plein de rebondissements et explique ce qui l’a construite et ce qui nourrit son art.
Originaire de Thrace comme Dionysos et Orphée, Albena représente la troisième génération d’une famille de musiciens. Sa mère est ingénieur chimiste et son père, colonel et chef d’orchestre dans la Musique de l’Armée. L’enfant, née à Sofia en 1965, est élevée par ses grands-parents. Elle se rêve designer ou écrivain, mais la musique s’impose. Elle commence le piano à dix ans et se met à écrire quelques œuvrettes à onze ans. Brillante élève, elle est persuadée de la valeur de l’effort et du travail, de l’impérieuse nécessité de toujours rechercher l’excellence. Suivant l’exemple de son grand-père, Andrey Vratchansky, accordéoniste et compositeur, spécialiste de musique traditionnelle, elle décide de devenir compositrice afin d’écrire des opéras ! Albena crée sa première œuvre originale en public en 1979, à l’âge de 14 ans, pour l’Assemblée Internationale des enfants. Elle accomplit son cursus à l’Ecole Nationale de Musique « Panayot Pipkov » et étudie avec Plamen Djourov. En 1984, son diplôme de concertiste en poche, elle donne de nombreux récitals et poursuit sa formation en composition, direction et écriture à l’Académie Nationale de Musique « Pancho Vladiguerov » avec Alexander Raychev. Admiratrice de Wagner, avide de savoir, elle occupe le poste de programmatrice à l’Agence Nationale de Musique à Sofia.
La chute du Mur de Berlin en novembre 1989 porte un coup terrible à l’ensemble des pays européens du Pacte de Varsovie : effondrement économique, inflation dramatique. La situation désespérée du pays met le peuple en difficulté. Les magasins sont vides. « Je parvenais tout juste à gagner 7 dollars par mois, à peine de quoi m’acheter un paquet de café. » Albena survit tant bien que mal mais tous ses espoirs sont anéantis. Elle se décide enfin à fuir son pays et gagne sa vie comme pianiste de bar dans les hôtels de luxe. Il faut repartir à zéro, se réinventer. « The Voyager dans mon opéra The Dark, raconte l’expatriée que j’étais, dans le brouillard opaque de l’inconnu. » Ce fut pour elle une transition douloureuse et une métamorphose d’une dizaine d’années.
En escale au Luxembourg en 1996, Albena s’y installe. « Peut-être n’apportons-nous de notre propre culture que ce qui est en parfaite symbiose avec ce que nous trouvons sur place. » Sa rencontre avec la musicologue Danielle Roster fut déterminante. « Quand je me suis présentée à elle, j’étais la seule compositrice du pays « vivante ». Elle a donc tout fait pour soutenir ma création. » Albena travaille désormais au Grand-Duché et s’épanouit. Consciencieuse à l’extrême, elle estime que « la connaissance donne le droit et la compétence d’argumenter son art. » Elle perfectionne ses compétences en composition contemporaine et informatique musicale auprès de Claude Lenners. Grâce à ces deux pygmalions, la jeune femme sort du néant : les commandes affluent et ses œuvres sont désormais régulièrement programmées. La politique culturelle luxembourgeoise favorable à la création musicale lui confie la réalisation de plusieurs projets importants. En 2006, son opéra instrumental Blaues Labyrinth « fait référence à la mythologie qui a baigné mon enfance. Ce lieu fantastique caractérise les méandres, les aléas de la vie. » Elle reçoit le Prix Culturel 2007, un couronnement après dix années de combat.
Soucieuse de transmettre son art aux jeunes générations, Albena fonde en 2009 le Concours international de composition Artistes En Herbe, organisé sous le haut patronage du Ministère de la Culture, qui suscite un réel engouement. « Après la sixième édition, nous comptons plus de 1500 œuvres candidatées venues de 34 pays des quatre coins du globe. »
Son catalogue comprend 600 numéros. La voix y tient une place privilégiée. Certains thèmes récurrents se dégagent des titres : le rêve, le miroir, le voyage, la solitude. « Je pars du principe que toute pièce instrumentale doit être chargée d’émotion, être animée de caractères forts, passionnels, d’où le côté théâtral de mes œuvres. » Ce qui caractérise son style ? « La technique de l’aléatoire est l’une de mes préférées pour entretenir le suspense. Des techniques issues de différentes méthodes minimalistes contribuent aux différents états psychologiques. » Ou encore : « Les rythmes irréguliers sont au fondement de mes œuvres, non pas dans leur variante folklorique première, mais dans des formes renouvelées. » Elle s’ingénie à créer des sonorités inouïes : le royaume des morts de The Dark (2016), dont elle a écrit elle-même le livret, est évoqué par les sonorités d’objets insolites allant du marteau en bois au dé à coudre en passant par un hibou en céramique, un cendrier, un seau en plastique, un rouleau à pâtisserie, des bouteilles en plastique garnies de riz et des canards de bain ! « J’ai besoin de défis, mon esprit est en continuelle ébullition. C’est une passion, ma respiration, ma liberté. »
Ses autres opéras font appel à un instrumentarium plus traditionnel. Sur un livret du Gallois Peter Thabit Jones, la fresque Ermesinde’s Long Walk (2017) dépeint une femme d’État dans l’Europe médiévale. En 2018, le diptyque d’opéras de chambre Love and Jealousy mêle le Sprechgesang au chant classique. L’opéra radiophonique The Blue piano (2020) est consacré à deux pianistes échappées des camps de la mort. The Stone Feast ou Don Juan XXI, opéra allégorique (2021) analyse les relations bourreau-victime, la boulimie de la possession et le concept d’enfer. Quant à World of dreams (2023), opéra fantastique interactif pour enfants et adultes, il convoque un prince Morphée qui endort la Belle au bois dormant au lieu de l’éveiller, une Reine de la Nuit et un Roi des ténèbres ! The Door of never (2020), monodrame électro-virtuel proche du surréalisme, attend toujours sa création.
« Il se trouve que les figures de femmes fortes qu’elles soient mythiques ou historiques inspirent tous mes opéras. Il y a eu Ermesinde, comtesse de Luxembourg, qui donna à la ville de Luxembourg sa charte d’affranchissement. J’ai aussi présenté une Eurydice évoluant dans le royaume des morts avec un Orphée imaginaire ou bien une Senta revisitée qui met en doute la nécessité de l’attente. Mon projet en cours, Portraits de femmes, opéra-serial, s’intéresse au destin de plusieurs femmes du XXe siècle. Ce ne sont plus des personnages fictifs. Attention, il ne s’agit pas de féminisme. J’aimerais avant tout apporter une nouvelle vision de la femme, décidée, agissante, maîtresse de sa destinée. » Dans son univers, ce sont elles qui délivrent les messages importants. « Je cherche toujours à réaliser un opéra qui porte sur l’ordre du jour et parle du monde actuel. »