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Les chemins tortueux de l’authenticité

Depuis quarante ans, le festival d’Ambronay explore avec bonheur le luxuriant jardin de la musique ancienne.

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Les chemins tortueux de l’authenticité

La dernière livraison de ses Cahiers fait se croiser les regards de la philosophie, de l’anthropologie, de la psychanalyse et de la musicologie sur l’épineuse question de l’authenticité dans l’interprétation des répertoires du passé. Deux textes étonnants et lumineux de Nikolaus Harnoncourt datant de 1995 (Qu’est-ce que la vérité ? et De l’authenticité et de la fidélité aux œuvres) sont traduits pour la première fois en français. Ils constituent un précieux et indispensable outil de réflexion.

On mesure combien la philosophie du mouvement baroque doit à l’orientation de ses initiateurs venus d’Autriche et de Flandre. La démarche d’Harnoncourt s’est construite notamment par le rejet presque pathologique du répertoire romantique allemand au prétexte qu’il fut exploité et dévoyé par le nazisme et exploité comme « mégaphone du ministère de la propagande » entre les années 1920 et 1945. Et pour accomplir une rupture radicale, l’urgence était de trouver un nouvel idéal sonore, de modifier la couleur instrumentale et de réformer l’interprétation sur la base de connaissances historiques. Cette dimension politique des enjeux éclaire et enrichit évidemment la discussion. Mais c’est voir midi à sa porte en faisant débuter la redécouverte de la musique ancienne après-guerre et en ignorant ou en mésestimant certains pionniers d’importance.

Une autre voie – pour la France par exemple – eut été de renouer avec la lignée issue de la Schola Cantorum et de prolonger les travaux essentiels que ses affiliés menèrent au début du XXe siècle. Leurs desseins convergeaient sur bien des points mais les scholistes proposaient plutôt une vision de continuité interprétative, sans bouleversement, s’appuyant au départ sur la restauration du chant grégorien par l’abbaye de Solesmes et sur les découvertes musicologiques, depuis Vincent d’Indy et Charles Bordes (Chanteurs de Saint-Gervais) jusqu’à Eugène Borrel (Société Philharmonique J.-Ph. Rameau et Société Haendel).

Les aventuriers du timbre perdu

Le psychanalyste Jean-Michel Vivès considère avec justesse que c’est principalement la recherche du timbre ‘inouï’ qui caractérise les baroqueux, modelant « non un beau son, mais un son juste jusque dans ses erreurs d’intonation ». Le défi de leur réforme résida dans l’abandon de l’instrumentarium moderne. L’apparition de sonorités inusitées et dérangeantes nécessita une accommodation d’écoute de la part du public. Les timbres oubliés des violes, clavecins et théorbes retentirent à nouveau. Alfred Deller ressuscita brillamment la voix de contreténor. Jean-Michel Vivès rapproche l’adjonction à ces timbres perdus des bruits annexes de l’instrument des musiques africaines qui acceptent ces dérangements. Remarquons qu’on décèle semblable préoccupation chez nombre de compositeurs contemporains (bruits de clefs, frottement de l’archet, glissé des doigts sur les cordes,…).

La notion d’authenticité se double de l’idée d’autorité. La philosophe Marianne Massin le souligne. Elle met en garde contre la reconstruction de l’origine et « le leurre d’une réédition scrupuleuse ». La quête acharnée de l’authentique n’aboutit souvent qu’à une momification qui n’a plus rien de musical. Le désir d’authenticité devient une condition dynamique de réinterprétation du passé dont l’anachronisme doit être assumé car il ne peut s’agir que d’une « recréation investie par les exigences et les besoins du présent. » Ainsi la sonorité baroque oscille-t-elle entre restitution et invention.

Musicalement correct

L’étude du vocabulaire employé est pareillement instructive, car il alimente un discours dogmatique. Le diktat actuel de l’« historiquement informé » atteint le sommet du ridicule, s’apparentant au « politiquement correct », s’amalgamant au « scientifiquement prouvé » de nos bonimenteurs commerciaux, pompeux label destiné à mieux imposer leurs produits sans contestation possible de la part du consommateur. Aucun musicien avant nos chevaliers de l’authentique ne s’était donc renseigné sur la manière d’interpréter la musique ancienne ? Wanda Landowska jouant Bach sur son clavecin Pleyel de 1889 serait-elle insincère ? Herbert von Karajan enregistrant en 1966 les Concertos brandebourgeois avec la Philharmonie de Berlin pècherait-il par incohérence ? Ils se situent simplement dans une tradition baignée par une autre conception artistique. Le goût de chaque époque privilégie telle ou telle option interprétative. L’œuvre du passé est transposée dans l’esthétique du présent. Une surprise de taille corroborant cette assertion vient de Nikolaus Harnoncourt lui-même ! Fustigeant les dérives d’un mouvement qui ont réduit l’authenticité à un slogan, il « considère positivement les retouches et ajustements des partitions en tant qu’elles sont signe d’une vitalité de la vie culturelle capable de transporter les œuvres dans le présent. » N’est-ce pas ce qui importe le plus : la transmission des œuvres à travers les siècles ? « Personne n’est ‘historiquement informé’ – insiste-t-il –, ceci n’est qu’un mot-clef dépourvu de sens, qui ne tient pas compte de la prise de conscience et qui mène au despotisme et au pédantisme. » Et René Jacobs de renchérir : « Souvent l’authenticité est devenue une sorte d’alibi pour un manque de personnalité et de fantaisie. »

L’authenticité comme symptôme

Au terme de cette publication collective, Sylvie Pébrier examine en un article développé la place de l’authenticité au sein de la musicologie et la replace dans son contexte sociologique. Elle établit un parallèle entre musiques anciennes et traditionnelles qui utilisent ce concept tantôt pour tracer une frontière tantôt pour ériger une passerelle. Il appert que la réinterprétation opérée sous l’impulsion du mouvement baroque dans la situation politique à l’issue de la Deuxième guerre mondiale, tout comme l’émergence du mouvement folk par ailleurs, met en évidence l’invisibilité de la question de l’authenticité en dehors des périodes de crise. En conséquence, le mouvement baroque se révèle symptôme de notre civilisation malade, mais – consolons-nous – ce répertoire restitué participerait « à la reconstruction d’un monde en ruines. »

Entre pratique artistique et débat intellectuel, ces Cahiers d’Ambronay nous incitent à approfondir le sujet, à aborder les multiples volets d’une question complexe et délicate, à remettre en cause certaines idées reçues. Que la musique puisse encore autant passionner dans notre société matérialiste et technologique demeure particulièrement stimulant.

 Cahiers d’Ambronay n°9, Les chemins de l’authenticité. Textes réunis par Sylvie Pébrier, éditions d’Ambronay, 12 €

https://festival.ambronay.org/

 

 

 

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