Civilisation
L’œil écoute-t-il ce que voit l’oreille ?
Face à l’inflation visuelle envahissant l’univers musical, un subtil essai de Matthieu Guillot, docteur habilité en musicologie et musicien, nous rappelle l’étrange pouvoir des sons.
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Voilà un de ces essais délicieux auxquels Les Belles Lettres nous ont habitués. Ici, il s’agit de parcourir l’Odyssée comme on se promène dans un jardin en herborisant. Exercice non pas réducteur mais éclairant.
D’une part, il est toujours agréable d’être guidé par ceux qui maîtrisent le terrain et en font voir des beautés trop discrètes. D’autre part, le bel exercice de l’érudition est une forme d’art et le chapitre consacré à Trois plantes énigmatiques [pharmakon nepenthes d’Hélène, lotos des lotophages et molu, qui sauve Ulysse des sortilèges de Circé] est un bijou de promenade botanique, littéraire et scientifique. Laurent Dubreuil a constitué un index (chardon, vigne, orge, berle dressée, herbe aux fous, jonc, poirier, frêne…), en analyse les racines – on se laisse emporter et même noyer avec bonheur dans le flot des références –, et, surtout, nous restitue une Grèce paysanne : le grand verger du souverain Alkinoos couvre quatre acres, et près de la caverne de Calypso, la douce violette et le persil sauvage fleurissent. Les traductions s’efforcent de donner un petit côté paysan au texte homérique, et ça lui va très bien, on jurerait à certains moments du Pourrat, et le divin Ulysse s’émerveille de contempler les cultures organisées en carrés d’un vert brillant. Carrés, vraiment ? « Le mot central est prasia, qui correspond à un carré de jardin, potager ou autre, et le terme, en grec moderne, est conservé tel quel en ce sens. Le bon agencement, géométrique, est porté par l’adjectif Kosmetai, selon la double idée d’ordre et de beauté […] » Et voilà notre auteur qui s’échappe dans l’étymologie et justifie carré avec une science sûre alliée à un goût délicat. Quant à Laërte, il ne consent à reconnaître Ulysse que parce que celui-ci lui rappelle que son père « treize poiriers [lui a donné], dix pommiers, quarante figuiers » et lui a promis « cinquante rangs de vigne ». Voilà ce que guide Ulysse vers Ithaque, la joie de retrouver son verger, dont l’image colore sa mémoire autant que le souvenir de Pénélope. Homère a semé, Laurent Dubreuil récolte, nous glanons.