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Le Totalitarisme sans le goulag

Mathieu Bock-Côté et Claude Polin ont chacun étudié le totalitarisme, en s’attachant à sa caractéristique la plus importante, et la première dans l’ordre qu’il installe : l’empire qu’il a sur les esprits. Il vise moins la terreur que l’assujettissement total, car le totalitarisme n’est qu’une tentation démiurgique.

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Le Totalitarisme sans le goulag

Figure bien connue du paysage audiovisuel français, Mathieu Bock-Côté, chroniqueur talentueux et fin observateur des pathologies idéologiques progressistes qui gangrènent l’Occident, l’Europe et la France en particulier, nous gratifie d’un nouvel essai robuste et charpenté au titre particulièrement évocateur en cette année jubilaire de L’Archipel du goulag d’Alexandre Soljenitsyne. Déjà auteur de livres à succès dénonçant les travers du multiculturalisme, du wokisme ou du politiquement correct, notre cousin de Montréal, propose, cette fois, une thèse aussi audacieuse que contre-intuitive, comme il le reconnaît lui-même. Partant de son Québec natal comme laboratoire des plus folles expérimentations et dérives politiques et sociétales exportées en Europe, le sociologue commence par se mettre méthodiquement en quête de cette « extrême-droite » honnie et rageusement pourchassée par les sectateurs du vivre-ensemble diversitaire et créolisé, afin de démontrer qu’elle n’est, in fine, que le carburant inépuisable d’une machine totalitaire à nulle autre pareille dans l’histoire : « ce n’est pas l’extrême-droite, entité politique fantomatique et catégorie indéfinissable, qui menace notre démocratie, mais bien plutôt l’usage que le régime diversitaire fait du concept d’extrême-droite pour frapper d’interdit, censurer ou fasciser toute forme de dissidence ». L’auteur ne manque pas de voir dans cet épouvantail agité d’autant plus énergiquement qu’il n’effraye plus qu’une élite déconnectée et cosmopolite – mais largement dominante au sein des instances de pouvoirs et dans les médias mainstream, d’où son influence pernicieuse sur les esprits et sa dangerosité avérée pour les peuples et les nations qu’elle s’obstine à effacer de l’Histoire –, une reviviscence de « l’antifascisme théorisé par Staline à la manière d’une arme de guerre contre tous les contradicteurs du communisme ». Bien sûr, au terme de sa scrupuleuse enquête, Bock-Côté avoue rentrer bredouille et n’avoir jamais rencontré ce Yéti disqualifiant, ostracisant – sinon paralysant – et démonologique de l’« extrême-droite » qui ne désigne rien de moins que l’assurance-(sur)vie d’une gauche – à large spectre – surjouant à se faire peur au miroir de ses propres haines recuites, de son ressentiment pathologique et de son idolâtrie du progrès. Dès lors, nous avertit l’essayiste, si l’extrême-droite ne menace en rien les institutions – puisqu’elle demeure « introuvable », selon son propre terme –, est-ce, plus sérieusement, du côté de « l’extrême-centre » (sans oublier ses alliés conjoncturels et objectifs écolo-indigéno-socialo-communiste, soit la NUPES, pour faire simple) qu’il convient plutôt de se tourner, dont l’objectif est de réaliser le programme parousiaque de la société ouverte diversitaire, c’est-à-dire la mise en place d’un totalitarisme sans les fosses communes, tout en se retranchant derrière l’alibi d’une illusoire lutte contre les moulins à vent de l’extrême-droite.

Un totalitarisme d’atmosphère

Si le terme de totalitarisme peut sembler exagéré, sinon inadapté, Bock-Côté rappelle que la spécificité première du totalitarisme est d’étendre son emprise sur les esprits. Ce faisant, il disjoint le concept de sa dimension concentrationnaire qui, depuis les industries meurtrières du nazisme et du communisme au XXe siècle, semblait en constituer l’essence même. L’enjeu est d’autant plus capital pour le sociologue qu’en restant captif de cette conception, prend-on le risque de se condamner à ne jamais pouvoir appréhender l’avatar d’un phénomène qui, pour déjà connu qu’il soit dans sa version originelle, réapparaît sous des formes moins conventionnelles et avec des modes opératoires et d’exécution dissemblables, mais aux finalités étrangement identiques. Ce qu’il désigne éloquemment comme un « totalitarisme d’atmosphère ». C’est ainsi, écrit-il, que « le totalitarisme se présente d’abord comme une utopie inconsciente d’en être une, se prenant pour une science, et prétendant s’institutionnaliser pour faire table rase de la société antérieure et construire un monde nouveau, délivré des scories du monde ancien. Cette utopie, pour s’ancrer dans la réalité, réclame un contrôle total sur l’ordre social, ce qui présuppose une transparence absolue des rapports sociaux, et plus encore, des pensées et des arrière-pensées ». L’air idéologique, culturel, en un mot, sociétal, que nous respirons, fini par enserrer progressivement notre jugement dans ses filets, jusqu’à l’annihilation de tout sens critique autre que celui suggéré par la propagande politico-médiatique. C’est dire encore que ce totalitarisme d’imprégnation, à l’instar de ses devanciers « matriciels », a vocation à engendrer anthropologiquement un type d’homme nouveau, à l’instar de l’Aryen pur chez les nazis ou du Travailleur authentiquement socialiste dans l’ex-URSS ou dans la Chine maoïste. Il devient loisible à l’auteur d’augurer qu’à l’ère du totalitarisme moins les camps – encore que nos conurbations actuelles hyper-connectées, hyper-concentrées, vidéo-surveillées et ubérisées s’apparentent à de véritables panoptiques, quand nos périphéries péri-urbaines et rurales, victimes de désertifications multiples, font funestement figure de zone de relégation (comme jadis les léproseries à ciel ouvert en marge des faubourgs) où les habitants sont isolés, livrés à eux-mêmes (c’est-à-dire à leur débrouillardise), éloignés du confort moderne des zones urbaines –, « il s’agit de produire un homme qui sera la créature intégralement malléable du régime, qui reproduira ces catégories, qui chantera ses slogans qui sont des prières, pratiquera ses rituels, et ne devra plus rien au monde d’avant ». Cet homo novus du totalitarisme diversitaire, le sociologue le qualifie d’homme dissocié, c’est-à-dire littéralement coupé de ses racines, de son passé, de sa naissance, de ses affiliations.

Plutôt qu’un régime, une forme de société

Cette approche originale n’est pas sans rappeler les travaux du regretté Claude Polin qui écrivait au début des années 1980 que le totalitarisme est « beaucoup moins un régime politique qu’une forme de société ». On élude systématiquement cette condition, pourtant sine qua non, du fonctionnement de toute démocratie selon laquelle, comme dans le mariage, il convient d’être au minimum deux. C’est ainsi que l’incrimination des dirigeants élus permet, dans le même temps, une auto-absolution à moindre frais des erreurs de jugement et des fautes de discernement du corps électoral dans le choix de ses élites. Le mythe rousseauiste du peuple souverain expose ce dernier au mirage d’une véritable automystification quant à son immunité quasi-surnaturelle qui l’exonère de toute responsabilité. L’on se heurte, bien sûr, à une aporie que chacun trouverait néanmoins fort commode et rassurant de résoudre en disant qu’il se soumet en première et dernière instance à son for interne censément infaillible… – du moins le présuppose-t-on implicitement. Or, c’est précisément dans cet interstice intime, secret et supposément inaccessible que germe le totalitarisme qui est « d’abord une attitude morale et spirituelle », souligne Claude Polin qui ajoute, en lecteur attentif de La Boétie et de son fameux Contr’Un (plus connu sous le titre de Discours de la servitude volontaire ; notons, bien qu’il ne la cite guère, que cette référence n’a pas échappé à Bock-Côté qui observe que « le totalitarisme fait du délateur son citoyen idéal : partout policier au service du régime, il ne rêve finalement que de trahir ses proches pour s’en montrer citoyen exemplaire. »), que « le totalitarisme nait précisément du refus individuel de prendre quelque recul par rapport à soi ; c’est la forme de sociabilité qui convient à des hommes qui ont cessé de vouloir, ou de pouvoir, réfléchir ; à des hommes qui ont cessé d’avoir une conscience ; à des hommes qui ont perdu tout ressort moral intérieur ». Quand l’homme ne s’appartient plus (Bock-Côté parle de « désincarnation ») parce qu’il est devenu à lui-même une friche déspiritualisée ouverte à toutes les hubris matérialistes, consuméristes, hédonistes et, à présent, transhumanistes ; « il est comme un loup, à l’intérieur de lui-même et pour les autres, et donc […] la société n’existe plus que par et dans la terreur », note encore Polin. Le Québécois et l’auteur de L’Esprit totalitaire se rejoignent quand le second affirme que « le totalitarisme c’est encore un individualisme qui se retourne contre soi à force de s’exacerber : c’est dans la négation de l’individu en l’autre que l’individu entend s’affirmer en soi. […] Le pouvoir dans un système totalitaire vient d’en bas, et si la tyrannie existe au sommet, c’est parce qu’elle existe d’abord à la base », quand l’autre, lui emboîtant le pas et lui faisant directement écho, ajoute que « le propre du totalitarisme […] consiste à détruire la confiance sociale, et même la possibilité de la confiance ».

Le XXIe siècle sera religieux ou sera totalitaire

Relevons pour finir que Claude Polin prophétisait avec une rare prescience que « le XXIe siècle sera religieux ou sera totalitaire. Il reste évidemment à définir avec précision ce que devrait être cette religiosité ». Mathieu Bock-Côté nous en donne la glaçante réponse en mettant justement l’accent sur la mortifère et irrésistible tentation prométhéenne de l’homme : « sur le plan métaphysique, on dira du totalitarisme qu’il est la conséquence de l’ambition démiurgique de la modernité, où l’homme oublie sa finitude et entend créer un paradis sur terre, et même, se créer lui-même ». Bock-Côté ajoute que « la modernité est généralement perçue comme une période de sortie de la religion. On se refuse à prendre au sérieux sa dimension religieuse, qui tient essentiellement dans sa tentation démiurgique ». Evidemment, il faut comprendre que le religieux n’est plus à prendre au sens de relegere qui marquerait la prudence, scrupule la saine hésitation (un recul à l’intérieur de soi), mais bien au sens plein de religare exprimant ce qui relie l’homme, non plus à Dieu mais à lui-même en tant qu’être auto-engendré. Bienvenue dans le meilleur des mondes totalitaires !

 

Mathieu Bock-Côté, Le Totalitarisme sans le goulag. La Cité, 2023, 268 p., 22 €

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