Monde
Viktor Orban, une autre voie en Europe
« Bref, la mère c’est une femme, le père c’est un homme et laissez nos enfants tranquilles ! Point final ! Fin de discussion. »
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Critiqué, voire persécuté par les progressistes, le cardinal Ratzinger continue de seconder Jean-Paul II. Il aspire à la tranquillité, veut démissionner, le pape veut le garder auprès de lui. En attendant des temps plus paisibles ?
En 1983, le cardinal Ratzinger se rend à Paris et à Lyon pour répondre à l’invitation de l’archevêque de Paris, le cardinal Jean-Marie Lustiger. C’est l’occasion de faire une sortie remarquée sur « la crise de la catéchèse et la façon de la surmonter », de critiquer la déstructuration des nouveaux manuels de catéchisme et leur remplacement par des expériences alternatives infondées. Ses déclarations soulèvent un tollé chez les associations mais aussi chez plusieurs évêques français. Le pape Jean-Paul II le soutient. À sa demande, le cardinal Ratzinger crée une commission pour élaborer un catéchisme universel de l’Église catholique.
L’autre et principale préoccupation est la menace de schisme que fait peser sur l’Église l’opposition au concile Vatican II de la jeune Fraternité traditionaliste Saint-Pie-X, fondée en Suisse en 1970 par l’archevêque français Marcel Lefebvre, qui prône un retour à la messe de Saint Pie V – de forme tridentine – et à la liturgie qui était en vigueur jusqu’au concile. Elle est prise très au sérieux par le Pape qui, pressé par le cardinal Henri Schwery, convoque une réunion au sommet en janvier 1988 en présence du cardinal Ratzinger et du cardinal québécois Edouard Gagnon.
La décision est prise de créer une commission qui sera dirigée par le Préfet. Le 5 mai, un protocole d’accord accepté par l’archevêque prévoit une autonomie dans le cadre de l’Église de Rome, avec la reconnaissance des formes du rite prévues par Vatican II. Le cardinal Ratzinger est plus optimiste que son collègue Schwery : « Ne soyez pas pessimiste ; c’est signé, venez demain ». Le jour dit, le prélat suisse toque à la porte du préfet : « Ratzinger avait la mine défaite. Il m’expliqua que Lefebvre avait appelé le soir pour dire qu’il retirait sa signature. Hélas ! »
La consécration par ce dernier de quatre évêques entraînera son excommunication le 30 juin 1988, conformément au droit canonique.
Entre-temps le Pape parcourt le globe, organise en 1986 la première des « Rencontres d’Assise », journée mondiale de prière avec les représentants des religions chrétiennes et non chrétiennes, ce qui laisse sceptique le cardinal Ratzinger qui redoute « une accentuation excessive des valeurs des religions non chrétiennes ». Il acceptera néanmoins de participer à la seconde édition, sur l’insistance de Jean-Paul II.
À côté de ce grand homme charismatique, qui entraîne les foules derrière lui – cinq millions de personnes pour sa messe aux Philippines en 1995, la plus grande messe de l’histoire –, qui enchaîne voyage sur voyage, événement sur événement, le cardinal travaille à son accoutumée dans le silence et la discrétion, reconnu par ses pairs les plus éminents.
« Je dois au cardinal Ratzinger le niveau théologique de mon pontificat », déclare un jour le Pape au cardinal de Cologne Joachim Meisner. Il connaît aussi ses points sensibles, et prend à part le nonce Karl-Joseph Rauber pour le rassurer lorsque le Préfet s’énerve contre ses compatriotes : « N’ayez aucune crainte, je vais bien traiter les évêques allemands » !
En retour, le cardinal va s’intéresser davantage au dialogue interreligieux et à la problématique de l’éthique si chère à Jean-Paul II. Il va se révéler un rempart pour lui dans les attaques récurrentes visant pêle-mêle le célibat des prêtres, l’ordination des femmes, l’avortement, les dogmes et l’homosexualité.
Les médias vont d’ailleurs concentrer leurs attaques sur Joseph Ratzinger, la palme revenant à Andreas Englisch, du Bild, qui avouera en avoir fait un ennemi pour contrebalancer l’image si rayonnante de Karol Wojtyla dans ses articles et donner une intensité dramatique à ses histoires.
Un habitué des réunions, le professeur canadien Réal Tremblay, note que le cardinal Ratzinger « informait le Pape de tout, notamment de tous les mouvements dans l’Église, avec une très grande précision, de façon très intelligente et très particulière. Il était un maître en la matière. Et Jean Paul II avait pour lui une grande admiration. Ils étaient vraiment amis. D’une amitié bonne et profonde ».
Leur unité de vues va encore se renforcer en matière de politique étrangère, n’en déplaise aux médias occidentaux, qui taxent le Pape polonais de rétrograde, ou à la Curie, car Joseph Ratzinger reste étranger aux réseaux.
Il a un accès direct au Pape. En mai 1988, il déclare à propos des changements en URSS : « Comme chez nous, à l’Ouest, les gens se sont fatigués de la foi et de la religion, là-bas la troisième génération s’est fatiguée de l’athéisme ». Avec la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989, et la désagrégation de l’Union soviétique, s’ouvre une nouvelle ère.
Mais pour le cardinal Ratzinger, c’est aussi une époque d’humiliations incessantes dans son propre pays. Des évêques allemands emmenés par Karl Lehmann, alors évêque de Mayence (qui sera pourtant fait cardinal par Jean-Paul II par la suite sur proposition de Joseph Ratzinger), tentent un compromis avec le gouvernement allemand sur l’avortement – la bataille va durer quatre ans et se solder par une fin de non-recevoir du Pape. Ses livres se trouvent relégués dans les coins des librairies qui mettent plutôt en avant ceux de Hans Küng et du prêtre-psychanalyste Eugen Drewermann, théologiens qui ont alors le vent en poupe. La simple évocation de son nom ou de celui de Jean-Paul II comme sujet de thèse condamne d’emblée un doctorant. Un professeur de philosophie de Ratisbonne raconte en quels termes l’Académie catholique de Munich lui oppose une fin de non-recevoir lorsqu’il propose Joseph Ratzinger au prix Guardini : « la réputation de l’Académie souffrirait de mettre en valeur ce Panzerkardinal ». Lui ne se plaint pas. Il souffre des dossiers d’abus qu’il commence à recevoir sur son bureau à la congrégation.
Il achève son autre grande œuvre commanditée et préfacée par Jean-Paul II : la supervision du Catéchisme de l’Église catholique publié en latin en 1992, qui sera édité dans sa version définitive en 1997 et vendu dans le monde entier à plus de huit millions d’exemplaires.
Mais il est exténué. Il est diagnostiqué d’un souffle au cœur et, en septembre 1991, est victime d’une hémorragie cérébrale lors d’une rencontre avec des écoliers en Allemagne. Le 2 novembre, il a la douleur de perdre sa sœur qui meurt d’un infarctus. Membre du Tiers-Ordre Franciscain, elle l’avait aidé sans discontinuer pendant 34 ans. Le 25 novembre 1991, au terme d’une seconde période de cinq ans et trois semaines après la mort de sa sœur, il présente une nouvelle fois sa démission, cette fois d’une façon plus pressante : « je n’en peux plus » ; mais le Pape rétorque « non, non ça ne va pas ».
En août 1992, on le retrouve gisant sans connaissance par terre dans une mare de sang au séminaire : il s’était précipité sur le téléphone et sa tête avait heurté une chaise. Allant l’interviewer, Peter Seewald[1] remarque sa mélancolie et son manque d’énergie ; à 65 ans, le cardinal lui confie « je suis déjà vieux, j’ai atteint mes limites. Je me sens amoindri physiquement et épuisé ». Il compte finir sa troisième période de cinq ans – jusqu’en 1996 – et s’arrêtera enfin.
En 1996, l’année où paraît Le Sel de la Terre, il présente une nouvelle fois sa démission au pape. Mais celui-ci refuse encore. Il laisse faire.
À 69 ans, c’est un homme prématurément vieilli : il se remet difficilement d’une thrombose qui l’a frappé l’année précédente ; malgré l’optimisme des médecins, il a perdu la vue de son œil gauche, souffrant de surcroît d’un d’une dégénérescence maculaire.
Le 31 octobre 1999, on lui doit la signature d’une importante « Déclaration commune sur la justification de la Foi » avec les Luthériens.
Le deuxième millénaire approche, et Jean-Paul II veut marquer la date symbolique du passage à l’an 2000 en proclamant l’Année Sainte mais en la préparant trois ans auparavant par l’année de Jésus Christ (1997), du Saint Esprit (1998) et de Dieu le Père (1999).
Le 7 juin 2000, Joseph Ratzinger écrit à sa fidèle amie Esther Betz son scepticisme face à toutes ces festivités : « le Pape aime toujours les nouveaux évènements et nous tient toujours tellement sous pression ; il a l’air de revivre avec la multiplication des activités… alors que j’aimerais quelque chose de plus tranquille ».
En 2000, il publie L’Esprit de la Liturgie, reprenant le titre éponyme de l’ouvrage de théologie écrit par Romano Guardini en 1918. Il décide aussi de lever le mystère du troisième secret de Fatima.
Mais en 2001 le scandale des abus contre les mœurs dans l’Église se profile. Le pape précise la compétence de la Congrégation pour la doctrine de la foi dans un motu proprio le 30 avril, qui concerne aussi les abus dans les sacrements et, fait relativement inaperçu, le Préfet de la Congrégation en endosse dès 2001 la responsabilité : il lui apparaît clairement que les crimes envers les personnes de moins de 18 ans, aux États-Unis ou ailleurs, ont été souvent dissimulés ou du moins pas suivis avec l’attention nécessaire. Le 18 mai, il publie De delictis gravioribus – sur des crimes plus graves. Ils concernent les sacrements de l’Eucharistie, de la Pénitence – en particulier la suppression d’un paragraphe sur le secret de la confession dans la lettre du Saint-Office de 1962, Crimen sollicitationis – et les délits sexuels sur mineurs commis par des clercs, mesures qui relèvent désormais de la juridiction de la Congrégation indépendamment des églises nationales.
« Benoît a enlevé le manteau du silence et contraint son Église à porter son regard sur les victimes », déclare le journaliste d’investigation Gianluigi Nuzzi en parlant du futur pape Benoît XVI, « ensuite c’est devenu du stop and go. Le pape François devait accomplir le pas décisif suivant » – celui de la tolérance zéro.
Élevé en 2002 au rang de doyen du collège des cardinaux, Joseph Ratzinger espère encore une retraite prochaine et des « temps plus paisibles » même s’il constate que le Pape ne le rejoint pas encore. La Providence en décidera autrement trois ans plus tard.
[1]. Auteur de la biographie monumentale que résume cette série d’articles : Benedikt XVI, ein Leben, Éd. Droemer, mars 2020.