L’histoire du jazz en France commença en 1917 lorsque les États-Unis entrèrent en guerre aux côtés de la Triple-Entente. Il allait trouver dans l’Hexagone, pour la première fois, un public et une reconnaissance.
Avant de conquérir une large audience populaire, l’hybridation du jazz avec la filière savante avait produit des fruits savoureux. Erik Satie intégra un ragtime (genre précurseur) dans son ballet Parade (1917), Igor Stravinsky conçut son Ragtime pour onze instruments (1918), Darius Milhaud employa blues et off-beats dans le ballet La création du Monde (1923), Maurice Ravel magnifia le blues dans sa Sonate pour violon et piano (1927), Albert Roussel l’évoqua dans sa mélodie Jazz dans la nuit (1928) ainsi que Claude Delvincourt, avec le swing de son Nègre en chemise (1926) ou le jazz cocktail d’Huître de prairie (1934).
Visionnaire sans œillères
L’acculturation du genre musical importé d’Outre-Atlantique au sein du paysage culturel français dut énormément à Hugues Panassié (1912-1974), dont les maîtres à penser furent Jacques Maritain et Léon Bloy. Issu d’une famille catholique traditionnelle, membre de l’Action française, il n’était pas encore majeur lorsqu’il en entreprit l’étude et décida d’y consacrer son existence.
Si le belge Robert Goffin publia un essai significatif en 1932, Aux frontières du jazz, Panassié livra deux ans plus tard un ouvrage de référence, Le Jazz Hot, bénéficiant d’un avant-propos de Louis Armstrong. « Je suis extrêmement sensible à la magnificence et à la solidité du monument que M. Hugues Panassié vient d’élever à leur gloire et à la gloire de leur art, écrivit Dominique Sordet. Ce livre tout brûlant d’une étrange passion, nourri d’une documentation prodigieuse et qui épuise tous les aspects du sujet traité, est à mon sens un des plus émouvants que la musique ait suscité depuis la guerre. »
Panassié anima avec dynamisme le Hot Club de France fondé en 1932. « Les fanatiques du « jazz hot » forment en effet une secte internationale peu nombreuse, mais très unie, au sein de laquelle s’opèrent des échanges actifs par la voie de revues spéciales, de correspondances, de livres et de disques. Un peu partout se fondent des « hot club » qui sont les temples de ce nouveau culte. » Lucien Rebatet notait quant à lui : « Il y a cent fois plus d’inventions harmoniques, une palette cent fois plus variée dans le jeu des clarinettistes noirs ou blancs du jazz « hot » que dans les bénignes et pâles pochades de M. Sauguet et de M. Rieti. » …
À la conquête du grand public
Outre son apport critique sans équivalent, Panassié s’affirma acteur essentiel de la promulgation du jazz en tant qu’organisateur d’évènements et producteur de disques. À partir des années trente, épaulé par quelques amis, il multiplia les programmations de concerts inscrivant à l’affiche Milton Mezzrow, Rex Stewart, Willie « the Lion » Smith, Lionel Hampton, Memphis Slim, Earl Hines et bien d’autres. En février 1948, sous l’égide de la Radiodiffusion française et sous le patronage du président de la République, il mit sur pied à Nice le premier festival international de jazz au monde, rassemblant plus de trente artistes prestigieux. Parcourant le sud des États-Unis à l’occasion d’une tournée de Louis Armstrong en 1949, il tomba sous le charme du blues qu’il s’ingénia à faire connaître aux Européens, en invitant Big Bill Broonzy pour sa première apparition sur le vieux continent.
Le label Swing vit le jour en 1937, distribué par Pathé Marconi. Chargé de la direction artistique, Panassié enregistra notamment le Quintette du Hot Club de France avec Django Reinhardt et Stéphane Grappelli. Sous l’Occupation, les musiciens français gravèrent des standards américains dont les titres étaient modifiés pour échapper à la censure. L’américanophilie triomphante de la Libération combinée à l’essoufflement du répertoire populaire français allait permettre de puiser dans le jazz les éléments d’une revitalisation. Ainsi la diffusion de cette musique jusqu’alors marginale connut une véritable révolution et s’engouffra dans l’univers de la culture de masse.
Un combat controversé
Avec l’émergence du bebop après-guerre, fer de lance d’une mutation radicale, survint la « bataille du jazz » qui donna lieu à des querelles mémorables entre les « figues moisies » et les « raisins aigres ». Le courant moderniste était représenté par Boris Vian, Charles Delaunay et André Hodeir. S’appuyant sur une interview de Charlie Parker déclarant que « le bop n’est pas du jazz. C’est quelque chose d’entièrement différent. En effet, dans le bebop il n’y a pas de swing continu », Panassié dénonçait l’imposture de cet « anti-jazz » qui s’éloignait des caractéristiques de la musique noire de La Nouvelle-Orléans.
« Sa conception du jazz va se croiser et se décroiser avec les idéologies fascistes et les théologies catholiques qui hantent l’entre-deux-guerres, l’amenant à un positionnement original par rapport aux idées primitivistes qui fleurissent alors […], tout comme il se démarque de la vision érotisée du jazz par un Michel Leiris, des allégories modernistiques d’un Mac Orlan, des généralisations de George-Henri Rivière, des malentendus de Theodor Adorno, de l’écoute accessoiriste d’un Jean Cocteau auquel il tentera en vain de faire écouter le jazz autrement que ne le rêve le poète, en se proposant même de lui envoyer quelques disques exemplaires dont ce dernier ignorera l’offre. »
Plus que d’un conservatisme forcené, sa lutte pour la sauvegarde d’un jazz authentique reflète sa vision d’une société enracinée, liée à l’art de manière organique et s’opposant au consumérisme effréné des Trente Glorieuses. Son action n’est-elle pas à rapprocher de celle menée pour la défense de la liturgie tridentine ?
Take jazz seriously !
Claude Delvincourt (1888-1954), Grand Prix de Rome en 1913, directeur du Conservatoire de Paris à partir de 1941, officia également en tant que Président de la section dieppoise de l’Action française de 1925 à 1934. À l’instar d’Hugues Panassié, il vouait au jazz un amour immense au point d’en innerver constamment son langage comme dans son opéra-bouffe La femme à barbe (1938). « Oui, le jazz peut influencer heureusement la musique classique » estimait-il en 1943. Le final de son mystère Lucifer (1939) opère même une étonnante fusion entre le blues et le grégorien, témoin d’une conjonction de spiritualité entre deux esthétiques au service du sacré. « Lucifer est une sorte de somme lyrique qui part de la polyphonie vocale du moyen-âge pour aboutir au negro-spiritual » constatait Henry Malherbe. Rien d’aussi puissant n’était effectivement paru sur scène depuis La Légende de Saint-Christophe de Vincent d’Indy.
Illustration : Hugues Panassié, (à gauche), Red Prysock et Tiny Grimes (à droite), New York, entre 1946 and 1948 (Photographie de William P. Gottlieb)