Vouée à la résurrection de compositrices négligées, La Boite à Pépites explore l’univers attachant d’une surprenante bretonne.
L’enfant au talent précoce baigna dans les arts. Romain Rolland et Camille Corot fréquentaient le salon de ses parents : l’artiste peintre Élodie Jacquier et Jules La Rousse La Villette, militaire et violoncelliste amateur. Figure atypique au tempérament tôt affirmé, la petite Marguerite fut initiée au piano par sa mère et se forma dès l’âge de 13 ans au Conservatoire de Paris dans la classe de Félix Le Coupey. Elle étudia la composition en privé avec Adrien Barthe pendant six ans. En 1884, elle terminait son Premier Trio, joué à la Société Nationale de Musique. Jeanne d’Arc lui inspira une symphonie, créée dans sa ville natale de Lorient, qu’elle reniera et détruira en 1926. Mariée en 1888 à l’enseigne de vaisseau Émile Strohl, elle lui donna quatre enfants dont elle ne s’occupa guère, trop accaparée par sa musique.
Elle fut sans doute, avec Cécile Chaminade, la chambriste la plus talentueuse de la fin du XIXe siècle, admirée par Camille Saint-Saëns, Vincent d’Indy et Gabriel Fauré. Elle commit une dizaine de pièces de musique de chambre qui avouent sans complexe leur dette à Beethoven, Schubert ou Mendelssohn. S’en détachent un Septuor pour cordes et piano (1890), une sonate La mer pour alto, violoncelle et piano (1893) et une sonate dramatique Titus et Bérénice pour violoncelle et piano (1892) d’après Racine, seule œuvre à avoir été jusqu’à présent enregistrée.
Elle laisse aussi une cinquantaine de mélodies, composées entre 1887 et 1901, dont les poèmes sont signés Baudelaire, Verlaine, Rodenbach, Gauthier. Sur la suggestion de son mari, elle mit en musique en 1898 Les Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs, qui obtinrent un indéniable succès et ne déméritent pas confrontés au recueil de Debussy.
Un art cosmique
La mort de son époux en 1900 la laissa désemparée. « Ma vie était changée sans retour. » Sa production s’orienta de plus en plus vers la spiritualité et mêla diverses inspirations mystiques : Les Noces spirituelles de la Vierge Marie (1903), La Légende de Hu-Gardan (1911), La Femme pécheresse (1913), etc. Si elle s’ouvrit alors aux conquêtes de la modernité artistique et « aux graines merveilleuses apportées par les grands vents de l’Orient », intégrant par exemple la gamme par tons à son langage, elle décida parallèlement de s’isoler du monde et de poursuivre son œuvre dans sa tour d’ivoire.
Son second mari, René Billa, maître-verrier et architecte, pianiste wagnérophile, l’encouragea en 1912 dans la réalisation d’un étonnant projet : la construction d’un Bayreuth à la française. Le théâtre « La Grange » à Bièvres fut érigé spécialement afin d’y représenter les monumentales fresques lyriques dont elle rédigeait aussi les livrets. L’entreprise fut notamment soutenue par Odilon Redon et Gustave Fayet. Imprégnée des théories symbolistes, Rita Strohl conçut ainsi entre 1904 et 1923 un cycle chrétien de trois opéras, un cycle celtique en 5 journées et un cycle hindou en 7 journées, inachevé. Le Suprême Puruscha fut le dernier opus sur lequel elle travailla. Le projet fut interrompu par la guerre puis abandonné par manque de moyens financiers. L’ésotérisme empruntait les voies de la démesure, des orchestres aux dimensions hors normes étant requis.
Diverses pièces orchestrales jalonnent son parcours : une suite Atala et René (1887), une moderniste Symphonie de la forêt (1901), teintée de panthéisme, une Symphonie de la mer (1902), écrite pour deux orchestres, « afin de saluer l’Océan au bord duquel j’ai vu le jour » et Trois Préludes (1904).
La diffusion de sa musique souffrit de son isolement revendiqué et de sa volonté farouche d’échapper aux mondanités parisiennes. La plupart de ses œuvres n’ont jamais été éditées et ne furent pas jouées.
Pépites retrouvées
Le label La Boite à Pépites vient de publier un livre-coffret regroupant l’essentiel de la musique de chambre de Rita Strohl. L’audition révèle une créatrice à la maîtrise souveraine et à l’inventivité remarquable. « Plongée dans un passé qui seul m’enthousiasmait », confie la compositrice, elle écrivit dans sa jeunesse des œuvres ne se souciant guère des avancées de son temps mais ne s’encombrant pas non plus de conventions.
Nous avons apprécié le Premier Trio, bien troussé mais trop classique, l’étonnant final de la Fantaisie-Quintette (1886) et sa variation centrale aux vertus hypnotiques, la profonde émotion se dégageant de la Romance du Septuor (1890), et surtout la fougue du très inspiré Quatuor avec piano (1891), un sommet de son catalogue !
Judicieusement gravées en complément de programme, les Musiques sur l’eau pour piano, de 1903, usant et abusant de la gamme à six tons chère à Debussy, font entendre une manière totalement renouvelée qui caractérise ses partitions à partir du début du XXe siècle. Cette compilation représente une magnifique et exemplaire contribution à la découverte de Rita Strohl pour laquelle artistes engagés et producteurs courageux méritent nos inconditionnelles louanges.
Rita Strohl, compositrice de la démesure, volume 2 : musique de chambre, 3 CD La Boite à Pépites.