Civilisation

Voici le temps des assassins
C’est peu dire que Jean Gabin fut, comme disait le regretté Alain Delon, le John Wayne du cinéma français.
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Film complètement anar (de droite ?) que cette drolatique et grinçante Auberge rouge signée d’un réalisateur, Claude Autant-Lara (1901-2000), qui se forma aux techniques cinématographiques auprès des grands maîtres du cinéma français des années 1920-1930, tels Marcel L’Herbier, Marcel Carné, René Clair ou Jean Renoir.
Extrait du film "L'AUBERGE ROUGE" avec Fernandel
Ayant commencé comme décorateur et costumier, notamment auprès de L’Herbier, il se met peu à peu à diriger quelques courts métrages qui lui permettent de montrer l’étendue de son talent. Il sera l’assistant de René Clair, avant de partir pour les États-Unis où il essayera de se faire un nom en tournant des adaptations françaises des comédies de Buster Keaton et de Douglas Fairbanks Jr. Las. Il retourne en France et se lance dans un premier long métrage qui fit un four et faillit avoir définitivement raison de sa carrière. Derechef, en 1936, en Angleterre d’où il reviendra encore plus prestement. C’est Maurice Lehmann qui finira par lui mettre le pied à l’étrier en l’associant à la coréalisation de certains succès comme L’Affaire du Courrier de Lyon (1937), Le Ruisseau (1938) et Fric-Frac (1939). Sous l’Occupation, Autant-Lara va enfin donner la mesure de son talent avec Le Mariage de chiffon, Lettres d’amour (1942) et surtout Douce (1943). Ni film comique, ni film d’épouvante comme le claironnait la bande-annonce de l’époque, L’Auberge rouge souscrit au registre de la comédie noire irrévérencieuse – son anticléricalisme mêlé à une satire sociale des plus vitrioliques en fera un des films les plus attaqués de la période – et truculente grâce au scénario et dialogues de Jean Aurenche et Pierre Bost. Tour à tour scénaristes et/ou dialoguistes, ces inséparables accompagnèrent Autant-Lara sur un certain nombre de films tels que Douce, Le Diable au corps (1947), Le Rouge et le Noir (1954), La Traversée de Paris (1956), Le Joueur et En cas de malheur (1958) ou La Jument verte (1959). Autant-Lara, qui passera à la postérité pour avoir adapté Stendhal, Marcel Aymé ou Simenon, s’imposera, avec L’Auberge rouge, comme un créateur indépendant, plus soucieux, finalement, d’évoquer une atmosphère que de restituer fidèlement l’œuvre originale. Il y réussira pleinement avec La Traversée de Paris ou En cas de malheur – quand son adaptation du Comte de Monte-Cristo avec Louis Jourdan (1961) manquera de souffle et de brio.
À en croire Francis Girod, à l’occasion de son discours prononcé en 2003 devant l’Académie des beaux-arts, en hommage à Claude Autant-Lara, « Le comte Czarnezci, riche marchand d’armes, qui pense pouvoir tirer profit du centenaire de la mort de Balzac, propose à Autant-Lara d’adapter L’Auberge rouge déjà porté à l’écran, au temps du muet, par Jean Epstein [1923]. Alors que le projet s’enlise pour des raisons financières, une nuit, le metteur en scène se réveille en sursaut et déclare à Ghislaine : ’’Gardons le titre et racontons une autre histoire…”. C’est ainsi qu’avec la complicité d’Aurenche et Bost, Autant-Lara détourne la commande, ne conservant du roman de Balzac que le titre et le décor, une auberge perdue en montagne, théâtre d’événements sanglants et mystérieux ». Il est vrai que l’œuvre est lointainement inspirée de ce célèbre fait divers tragique qui ensanglanta, au premier tiers du XIXe siècle, une petite bourgade du poétique nom agreste de Peyrebeille, hameau perdu aux fins fonds du Vivarais. Dans ce lieu désolé, perché à 1200 m d’altitude, un couple se livrait à des assassinats crapuleux de voyageurs solitaires qui faisaient halte dans la sinistre auberge. L’auteur de la Comédie humaine en avait lui-même tiré une nouvelle (dont l’action se déroulait sur les bords du Rhin) publiée à la Revue de Paris les 10 et 27 août 1831 et dont l’intérêt vaut surtout pour la mise en abîme littéraire que l’écrivain imagine (il fait parler un narrateur lui-même acteur d’un récit relaté par un autre narrateur). Quoi qu’il en soit, le résultat est à la hauteur des attentes, sinon de la critique – qui étrillera le film – du moins du public qui le plébiscitera avec pas moins de 2 662 329 entrées dans les salles. Jean Tulard, jamais avare de jugements aussi définitifs que parfois exagérés, s’en enthousiasmera, en écrivant dans son Dictionnaire amoureux du cinéma (2009), qu’il fut « l’un des meilleurs films français de l’après-guerre avant que notre cinéma ne sombre dans la médiocrité ». Au générique, c’est au son d’un orgue de barbarie, qu’Yves Montand déroule sa complainte, jetant d’emblée le spectateur dans un inquiétant paysage d’hiver engourdi par la neige. Fernandel en moine veule, Françoise Rosay et l’immense Julien Carette dans le rôle des époux sanguinaires, joueront brillamment la partition d’un film presque entièrement tourné en studio.