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L’anthropologie du droit de François Ost

À quoi sert le droit ? À produire un cadre qui légitime les constructions sociales historiques propres à chaque société qui veut durer. Le droit prend sa source dans les faits et dans le récit qui en est fait, il n’est pas un développement logique purement abstrait qu’on peut plaquer sur les sociétés.

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L’anthropologie du droit de François Ost

À l’âge de l’hyperspécialisation universitaire et de la fragmentation des savoirs, de plus en plus rares sont les penseurs à pouvoir s’élever au-dessus des connaissances techniques et parcellaires afin de proposer une analyse haute et profonde à la fois. À n’en pas douter, François Ost, dont le nom n’est hélas pas assez connu, fait partie de ces figures en voie de disparition.

Disons tout d’abord quelques mots de François Ost : il est juriste et philosophe, membre de l’Académie royale de Belgique, fondateur de l’Académie européenne de théorie du droit, et a enseigné pendant sa carrière aux Universités de Bruxelles et de Genève. Il a publié une vingtaine d’ouvrages : la plupart s’occupent bien évidemment de questions de théorie du droit, mais notre penseur publia également des pièces de théâtre et des contes juridiques. Nous sommes donc, avec Ost, aux prises avec le droit, la philosophie – et les sciences humaines de façon plus générale –, l’histoire et la littérature.

Tentons alors de situer Ost dans le paysage intellectuel. Son livre Le droit ou l’empire du tiers, paru en 2021 chez Dalloz, nous y aide grandement, puisque le philosophe y expose les pensées des figures qui l’influencèrent dans sa réflexion. Cet inventaire n’est certes pas exhaustif, mais on y découvre les noms d’Emmanuel Levinas, de Pierre Legendre, de Charles Peirce, de Georg Simmel, de Julien Freund, de Hannah Arendt, d’Alexandre Kojève, qui permettent de se faire une idée de la quête de François Ost : « Je pars de l’idée, déjà développée, que les sociétés humaines se fondent sur l’institution première du langage, qui lui-même donne naissance au “grand tout culturel” caractérisé par la production d’histoires partagées. À son tour, ce “grand tout culturel” se différencie, selon les époques et les civilisations, en une série d’institutions de base, dont les principales sont la famille, le marché, le politique, et le religieux »(1). On ne mesure pas assez ce qui se joue dans l’acte même de la parole : par les mots, le réel se dématérialise pour mieux ressusciter dans le monde symbolique, à telle enseigne qu’il n’est de société sans fiction ou récit qui fasse office de butoir à la régression causale du « pourquoi ? », c’est-à-dire qui ne puisse faire l’économie d’une réponse péremptoire aux questions absolues de l’origine, de la destinée, de l’altérité et du mal. Voici le Tiers : l’instance qui prend en charge la légitimité des constructions sociales, et sur lequel s’adossent les dispositifs normatifs, indispensables aux civilisations, que sont les institutions.

C’est du récit que sort le droit

De ce point de vue, le droit apparaît comme une construction anthropologique propre à l’histoire européenne, puis occidentale. Nous autres héritiers de Pythagore, de Platon, d’Aristote et des Romains avons construit un système normatif rationnel en vue de nous rappeler la présence du Tiers dans les relations sociales. Lisons plutôt Ost : « Une fois encore, ce juridique se signale par sa secondarité ; et son utilité se dégage du besoin de conciliation générale des exigences, valeurs et représentations de chacune des autres sphères. Au sein de chaque sphère, aussi bien qu’à leurs frontières, il lui appartient de faire valoir ce que j’appellerai la “logique du tiers” ». Le droit est secondaire : loin de constituer un système clos et autonome, dont la logique interne relèverait de la seule déduction, vue positiviste, abstraite et universaliste de plus en plus répandue au fur et à mesure que le développement des algorithmes laisse entr’apercevoir la possibilité de rendre effectives les chimères du droit formel, il est en réalité un montage anthropologique singulier visant à prendre en charge des invariants dont la gestion fut jadis assurée par les religions : la régulation des échanges tant internes qu’externes, le dépassement de la loi du talion, l’organisation de la succession des générations, autant de questions qui se posent à toutes les sociétés humaines dans la mesure où elles mettent directement en jeu leur survie. De ce point de vue, le procès n’est autre que le rituel occidental de l’intervention du tiers qui a pour but de référer les parties en présence à une loi qui les surplombe.

On peut alors reprendre les développements précédents sous un autre angle : si le droit est secondaire, c’est qu’il s’inscrit dans le cadre plus général des grandes fictions que toutes les civilisations construisent afin de légitimer le pouvoir en leur sein. S’ouvre alors un nouveau champ de réflexion que François Ost explore dans son ouvrage Raconter le droit paru en 2004 : « Les juristes apprennent à la Faculté que le droit s’origine dans le fait : “ex facto ius oritur”. À la réflexion, […] il serait plus exact de dire : “ex fabula ius oritur” – c’est du récit que sort le droit. Tout se passe comme si, parmi toute la gamme des scénarios qu’imagine la fiction, la société sélectionnait une intrigue type qu’elle normalisait ensuite sous la forme de règle impérative assortie de sanctions » (3). Et le juriste d’explorer alors les grands récits de la civilisation européenne, de l’Ancien Testament à l’Orestie, d’Antigone à Robinson Crusoé, de Faust à Kakfa, afin de mettre en évidence le jaillissement d’un imaginaire juridique dans les fictions, qu’elles soient religieuses ou littéraires.

Le champ de bataille de la préservation du langage

Une telle démarche s’inscrit indéniablement dans la pensée de Cornélius Castoriadis ; ce dernier, dans L’institution imaginaire de la société, a procédé à l’historicisation des catégories transcendantales de Kant (4). Loin d’être universels et atemporels, les prismes par lesquels nous percevons le réel sont bien plutôt encastrés dans le contexte social et historique : ils sont le fruit d’un imaginaire radical et instituant qui préside à la naissance des institutions. L’histoire humaine est alors un jeu de va-et-vient entre des périodes de stabilité, où l’institué se maintient en reproduisant sa propre logique identitaire, et des moments de convulsion lors desquels l’imaginaire instituant bouleverse l’ordre établi. Pour François Ost, le droit répond à ce schéma général d’évolution, ce qui mène le Législateur à incorporer à son système normatif les conquêtes de l’imaginaire portées par les œuvres marquantes de la fiction. Les déconstructeurs, qui forment la pointe affûtée de la révolution, l’ont assurément compris, si l’on en juge par leur capacité à imposer, dans les espaces publics et législatifs, les termes et les expressions de leur pensée mortifère.

De ce point de vue, et si je prends ici la liberté de prolonger les développements précédents, la crise contemporaine du langage, dont les manifestations sont multiples, n’est pas une bonne nouvelle : elle est en effet synonyme de l’enfermement dans l’imaginaire dominant, celui, industrialiste, du capitalisme cybernétique auréolé du discours des « valeurs ». La pauvreté lexicale et la misère syntaxique généralisées rendent du moins ardue si ce n’est impossible l’imagination radicale, c’est-à-dire le jaillissement de l’inédit. Pour nous qui nous débattons dans la posthistoire, ainsi que le vit lucidement Philippe Muray, la préservation du langage semble bien être devenue un champ de bataille de premier plan.

 

Illustration : « Là encore je citerai Sophocle. Dans l’admirable premier stasimon de la pièce Antigone, il dit : “Les passions qui instituent la cité, nous les hommes, nous les apprenons à nous-mêmes.” Ce qui institue la cité, ce ne sont pas des lois mais des passions. » Entretien avec François Ost dans Droit et société 2008/1 (n°68)

 

(1) François Ost, Le droit ou l’empire du tiers, Paris, Dalloz, « Les sens du droit / essai », 2021, p. 36-37.

(2) Ibid., p. 38.

(3) François Ost, Raconter la loi. Aux sources de l’imaginaire juridique, Paris, Odile Jacob, 2004, p.19.

(4) Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, « Points essais », 1975.

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