Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Une société ne peut exister sans normes, mais les normes ne peuvent être efficaces sans légitimité. C’est la « Référence » qui permet de justifier les actions. Une référence incontestable qui établit une dogmatique sans laquelle l’édifice social s’effondre. Et la Technique n’est pas une référence…
Pierre Legendre est mort. Et si sa disparition m’attriste à ce point, ce n’est pas vraiment en raison de la perte d’un éminent collègue – je ne le connaissais guère à titre personnel – mais parce que l’œuvre qu’il laisse à ses héritiers intellectuels ne fait que soulever l’omniprésence de la pensée « débile », faible et folle à la fois, des universitaires contemporains. Quel terrible vide, nom d’un chien !
Legendre est né en 1930 et décédé, à l’âge de 92 ans, le 3 mars dernier ; il fut historien du droit, psychanalyste et anthropologue, et occupa un poste de professeur des Universités à la Sorbonne. Il conçut un système de pensée exigeant et original qu’il nomma énigmatiquement « anthropologie dogmatique ». Je tente, tant bien que mal, d’en donner un aperçu dans les lignes qui suivent.
Toute société, culture ou civilisation – Legendre considère ces termes comme synonymes – repose sur l’articulation d’un système normatif à une instance de légitimité. Débutons par cette dernière. L’homme est l’animal langagier, et le langage l’introduit d’emblée dans l’univers du récit et du sens : c’est ainsi que l’homme est le seul animal qui, pour se reproduire, a besoin d’une raison de vivre. Les sociétés ne se déploient qu’en référence à un discours fondateur qui occupe le lieu des réponses avant la question : c’est le Tiers garant, que Legendre appelle « Référence », qui n’est autre que le « au nom de » justifiant les choix, les actions, les décisions, tant individuels que collectifs. Comme l’écrit Legendre dans ses Leçons VII, « l’humanité du montage consiste à faire en sorte que se produise, dans une société, la distance respectable, c’est-à-dire la mise en perspective du principe fondateur sous les apparences de ce que nous pourrions appeler un mannequin, une statue vivante de l’Autre absolu ».
Il faut donc faire parler la Référence, et c’est à cette dimension esthétique que l’historien du droit fut particulièrement sensible. Les cultures ne laissent pas de mettre en scène le récit des origines : liturgies, fêtes, cérémonies, rituels, sont ainsi les médiations du Tiers. Qu’il s’agisse du sacre, d’un calendrier religieux, du défilé du 14 juillet ou encore des parades de Nuremberg, tout pouvoir s’exerce par sa mise en scène… et c’est encore le cas quand les systèmes politiques prétendent être fondés sur la raison. Telle est la Déraison principielle de la raison, ou encore, comme le dit Legendre dans ses Leçons I, « le creuset délirant de la Raison ». En somme, « les emblèmes sont la démonstration qu’il n’existe pas de gouvernement rationnel ni de gestion sociale au nom de la science, parce que c’est la référence et elle seule qui fait la loi. Une théorie sociale est efficace, non par la vertu de la scientificité réelle ou supposée, mais par la seule force du mot de passe ».
Pourquoi l’adjectif de « dogmatique » ? Voici la réponse que le juriste apporte à cette question dans Sur la question dogmatique en Occident : « La source de la question dogmatique est là, dans la construction des images infaillibles – renouvelables et renouvelées au gré des successions historiques – et du système de pensée qu’elles induisent, par le relais obligé de la mise en scène du lieu-Tiers fonctionnant dès lors comme Référence instituée. Nous découvrons ainsi la dimension esthétique de l’ordre normatif ; elle renvoie à l’universel de l’institutionnalité ». « Dogmatique » réunit deux sens indissociables d’un point de vue anthropologique : la Vérité, qui détient les clefs du sens, se manifeste selon un mode théâtral et dramaturgique. Et le lieu de cette mise en scène n’est autre que l’institution.
De ce point de vue, Legendre appartient au grand courant qui, réagissant consciemment ou inconsciemment au travail de sape de la déconstruction, réhabilite l’insigne fonction des institutions dans le maintien de la société. Georges Lapassade et Cornelius Castoriadis sont deux exemples illustrant cette redécouverte. Pour Legendre, l’institution joue plus précisément le rôle d’intermédiaire entre la Référence et le magma pulsionnel ; elle est en fait l’espace sociopolitique d’articulation de la légitimité et de la normativité. Lui-même, dans ses Leçons II, le formule de la façon suivante : « Je m’occupe d’un entre-deux-mondes qu’on désigne sous le nom d’institutions, espèce de faille remplie de merveilles poétiques et d’horreurs, entassement de vies humaines ficelées entre elles pour le bonheur et l’hécatombe ». Si donc l’on peut classer Legendre dans la grande famille des conservateurs, il ne faut toutefois guère s’y tromper : défendre la nécessité institutionnelle des civilisations ne revient sûrement pas à soutenir tout ordre établi. L’impératif anthropologique, assurément, ne supprime pas la question philosophique et politique du meilleur régime. En revanche, cela permet de comprendre que tous les courants nihilistes, de la déconstruction à la techno-science-économie, qui en appellent à la destitution, ou la mettent en œuvre, ne peuvent que conduire à l’effondrement des sociétés sur elles-mêmes.
Si l’Occident se structure selon les mêmes invariants anthropologiques et dogmatiques que les autres cultures, son histoire accoucha néanmoins d’un agencement inédit caractérisé par la désolidarisation de la légitimité et de la normativité. Aux sources de cette bizarrerie : la réforme grégorienne, matrice originelle du « monument romano-canonique ». Voici ce qu’écrit Legendre dans ses Leçons IX : « Ce qui échappe, et qu’alors je n’apercevais pas, c’est la faille qui fait aussi la force et la plasticité des montages dogmatiques occidentaux. / La faille, plus exactement une schize, est un trait singulier de l’Occident romano-chrétien. Le système normatif est fendu en deux : d’un côté, le discours de légitimité ; de l’autre, la vie des concepts dans la casuistique des règles. Au rebours donc du judaïsme et de l’islam, où l’entrelacement interne de ces deux éléments les a en quelque sorte soudés, c’est-à-dire rendus indissociables au sein de la structure ». Le Coran et l’Ancien Testament sont deux livres sacrés renfermant à la fois la légitimité et la normativité : on y trouve aussi bien les réponses aux questions ultimes et les comportements appropriés au regard des réponses apportées. Rien de tel dans le Nouveau Testament qui ne comprend aucun code normatif univoque. Si bien que l’Église, en position de force après l’effondrement de l’empire carolingien et alors que la monarchie capétienne en est encore à ses balbutiements, ne put lier l’exercice de son pouvoir à son livre fondateur. Le coup de génie des papes réformateurs fut alors d’exhumer le droit romain pour formaliser le fonctionnement de l’Église et de la société chrétienne. Voici né le droit canon, moule des futurs États-nations qui, par mimétisme, créeront une administration à tous points semblables à celle de Rome.
Cette séparation entre légitimité et normativité ne fut point sans conséquences décisives pour le destin de l’Occident et de la planète : l’appropriation du droit romain est en effet un geste inédit d’application instrumentale d’une technique sortie de son contexte. L’objectivation moderne et occidentale est née : « Le romano-christianisme fut la matrice à partir de laquelle la structure, dans cette culture-ci, s’est reproduite. L’ultramodernité porte la marque de ce poinçon ». La réforme grégorienne plante ainsi les graines du futur nihilisme technique et capitaliste dans lequel les moyens sont à eux-mêmes leur propre fin. « Autrement dit, un mouvement de pensée vient à son terme : le Moyen Âge achève son existence sous nos yeux, le mouvement inauguré par la scolastique romano-canonique et ses suites modernes jusqu’à Hans Kelsen et Carl Schmitt compris. À l’échelle de la techno-science-économie globalisée, où l’Occident en panne de pensée trouverait-il ses dépanneurs ? »
Illustration : Saint Louis (dit Louis IX) in « Portraits des rois de France » par Jean du Tillet XVIe.