Civilisation

Un écrivain maudit au Japon
Après nous avoir donné le splendide Grandeur et décadence des Caligny, Muriel de Rengervé nous emmène ce coup-ci au Japon. Mais il y a très peu d’exotisme, nous ne sommes pas chez Loti.
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Je n’aime pas beaucoup l’expression « lieu de mémoire » ; je préfère parler de lieu d’histoire. Le conservatoire Rachmaninoff de Paris en est un de premier ordre.
Fondé en 1924, il résume à lui seul toute l’histoire de l’émigration russe et une partie, non des moindres, de l’histoire culturelle et musicale de la France. On doit une belle monographie à son actuel directeur et à un érudit de talent. À deux, ils racontent une épopée et cent destins. L’épopée, c’est celle de la reconstitution de l’école de musique russe en exil après 1917. Les destins sont ceux de tous ces artistes d’immense talent qui, au prix de grands sacrifices et, parfois, dans un grand dénuement, ont maintenu une tradition et su créer, innover et trouver leur place au sommet de leur art. Dans le dur contexte politique du moment, le conservatoire réunit professeurs et élèves d’infortune. Les rancœurs entre républicains (ceux de la révolution de février) et fidèles de l’Empire ne sont pas apaisées et s’ajoutent aux rivalités de personnes ; mais tous trouvent un havre sous le patronage de Rachmaninoff après celui de Chaliapine, plus attentifs au sort de leurs compatriotes que Stravinsky. L’argent est un problème constant, mais que de tours de force furent réalisés pour ancrer le navire au bord de la Seine, avenue Wilson (aujourd’hui Kennedy) ! Pour cela le mécénat est une quête constante. La princesse Elena d’Altenbourg, arrière-petite-fille de Paul 1er, mobilise la noblesse exilée et le monde russophile de Paris. L’ouvrage multiplie les portraits avec bonheur. Cette pléiade d’artistes, formée à la discipline des conservatoires de Moscou et Pétersbourg, irrigue les salles de concerts de France puis très vite, celles de toute l’Europe et d’Amérique. Avec l’Union soviétique les rapports sont difficiles, on s’en doute. Prokofiev se fait discret, préférant revenir à Moscou. Le livre n’oublie pas les écrivains proscrits qui fréquentent le lieu comme Bounine, le prix Nobel ou Marina Tsvetaieva. Il y a quelque chose de magique et de salvateur dans ce lieu que n’altère pas l’occupation allemande (beaucoup d’élèves et professeurs sont juifs et les Russes apatrides sont suspects). Avec la fin du communisme, cette maison russe de Paris semble marquer le pas. Un conservatoire concurrent, Scriabine voit le jour rue Boissière, dans les anciens locaux soviétiques. Une nouvelle émigration arrive, tout aussi talentueuse mais de culture différente. Aujourd’hui, une renaissance est en marche. Ce livre très riche en témoigne.