Film méconnu, adapté d’un roman qui ne l’est guère moins d’Henri Troyat, La Neige en deuil mérite d’être redécouvert et à plusieurs titres. Tout d’abord par sa distribution : Spencer Tracy, Robert Wagner et Claire Trevor. Le premier (1900-1967) est un monstre sacré d’Hollywood. Sa carrière débutée au début des années trente se poursuivra jusqu’à sa mort. Star incontestée des années trente et quarante, Spencer Tracy s’imposera comme un des meilleurs acteurs de sa génération. Inoubliable dans Dr Jekyll et M. Hyde (Victor Fleming, 1941) – film remarquable en dépit de son génial prédécesseur éponyme tourné par Rouben Mamoulian dix ans plus tôt –, il crève l’écran dans Furie (Fritz Lang, 1936). Par son jeu d’acteur, Tracy parvient aisément à convaincre tant il se montre à l’aise dans tous les rôles et dans tous les genres. Sa filmographie est impressionnante, de ce point de vue : Capitaine courageux (Victor Fleming, 1937), Le Grand Passage (King Vidor, 1940), Le Père de la mariée (Vincente Minnelli, 1950). Auréolé de son succès avec Un homme est passé, réalisé un an auparavant par John Sturges (Règlement de compte à OK Corral, Les Sept Mercenaires), Tracy retrouve Robert Wagner sous la direction d’Edward Dmytryk qui, en 1954, les avait déjà réunis sur le tournage de La Lance brisée, magnifique western avec également Richard Widmark. Robert Wagner, malgré, lui aussi, une longue carrière, n’atteindra jamais la notoriété de son illustré aîné. L’on citera cependant de véritable réussites telles Prince Vaillant d’Henry Hathaway (1954) – film d’aventures tiré d’une célèbre BD –, La Plume blanche (Robert D. Webb, 1955) – western pro-indien avec Debra Paget – ou encore Baiser mortel (Gerd Oswald, 1956), polar en couleur où Wagner est tout simplement incroyable en psychopathe arriviste et cynique.
Le rôle qu’il campe dans ce dernier film peut être rapproché de celui qu’il interprète dans La Neige en deuil, tant il semble manifestement doué pour jouer les ignobles salauds à gueule d’ange. Certes, La Neige en deuil souffre d’une incongruité de casting visant à faire endosser à Spencer Tracy le rôle d’un frère aîné qui, vu son âge, aurait certainement était plus crédible en père. Cette réserve mise à part, qui n’entame en rien la qualité de cette adaptation cinématographique d’un roman inspiré de faits réels (le crash en 1950 du Malabar Princess, avion affrété par l’Air India), on notera l’époustouflante photographie de Franz Planer (Les Grands espaces, Le Vent de la plaine, Le Roi des rois…) qui rend un très bel hommage pictural aux paysages somptueux des montagnes acérées de la vallée de Chamonix où le film fut effectivement tourné.
La critique ne fut pourtant pas des plus tendres avec l’œuvre, lui reprochant son manichéisme, la grandiloquence des bons sentiments, son absence de subtilité, sinon une écriture pesante. Nous rejoindrons, pour notre part, Jean Tulard qui considère que le réalisateur « fait bien son travail et le film se voit avec plaisir. » Edward Dmytryk (1908-1999) livre là, en effet, une œuvre sans temps morts, à la réalisation soignée, servie par un scénario auquel Ranald MacDougall apporta tout son talent – auteur d’un seul film, Le Monde, la chair et le diable, véritable chef-d’œuvre de la science-fiction, il scénarisa, notamment, Aventures en Birmanie, Le Roman de Mildred Pierce et Cléopâtre, devenus d’irréfutables classiques. Tracy, en patriarche enraciné (il ne veut pas vendre sa vieille ferme bâtie par son trisaïeul), alpiniste repenti, reconverti en berger, essayant de raisonner son jeune frère, aussi insolent qu’impétueux et cupide, porte littéralement le film, sans pour autant écraser Robert Wagner qui livre, pour sa part, la prestation sans faute de l’individualiste sinistre, haïssant son passé et son présent, soucieux de jouir dans un futur aussi factice qu’inatteignable. Désireux de s’emparer des richesses des passagers de l’avion écrasé, Christophe (Robert Wagner), obligera son frère, Isaïe (Spencer Tracy), à l’accompagner sur les périlleux sommets du Mont-Blanc. Le film se révèle d’une force morale édifiante. La montagne se montre aussi hostile que le grimpeur se révèlera sans scrupule et sans éthique. Mais si le cinéaste a su magnifier l’omniprésence tout en majesté de la montagne, sachons gré au scénariste d’avoir ménagé le vieux fond panthéiste qui persiste même à l’intérieur de tout bon chrétien confronté aux éléments naturels. Ainsi quand Isaïe confesse, tout en se signant, qu’il ne peut regrimper car « la montagne ne veut plus de lui »…