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La modernité ou la perte du logos

Revenir d’urgence à Héraclite.

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La modernité ou la perte du logos

À l’heure de la rédaction de ces lignes affligées, la chambre basse (jamais n’aura-t-elle si funestement mérité ce qualificatif) de notre parlement (cette enceinte où, tout à la fois, selon Victor Hugo, l’on parle et ment) devrait avoir adopté la proposition de loi relative à la fin de vie – hypocrite antiphrase pour dissimuler la réalité intentionnellement homicide de cette loi infâme. Après la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse – autre texte et euphémisme non moins odieux –, celle sur le « mariage » pour tous – habile périphrase pour mieux faire passer cet invraisemblable oxymore associant le mariage et le tribadisme –, cette dernière parachèvera – avant, sans doute, celle qui officialisera la « gestation pour autrui », autre tartufferie sémantique – le diabolique processus à l’œuvre dans notre pays depuis cinquante ans, consistant à abattre irrémédiablement, les uns après les autres, les murs porteurs anthropologiques de notre vieille civilisation helléno-romano-chrétienne. Nos politiques, bouffis d’orgueil « républicain », se vanteront, derechef, d’avoir su guider nos peuples arriérés sur les voies forcément émancipatrices du « Progrès ». Nous ne parlerons pas de nos concitoyens abouliques qui, les yeux déjà impatiemment rivés sur les prochaines transhumances estivales, ne soustrairont pas même une heure à leur encombré agenda consumériste journalier, pour battre le pavé de leur sainte et légitime colère… Une société à ce point empressée de sortir de l’histoire doit-elle continuer à vivre ? Nos contemporains, ravalés à l’état d’amibes, ne conçoivent plus leur passage sur terre dans une perspective hautement destinale. « Tout ce qui est d’aujourd’hui – tombe et se décompose : qui donc voudrait le retenir ? Mais moi – moi je veux encore le pousser ! », affirmait Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra, § 20, 1883-1885). Le génie fou de Sils-Maria avait auparavant énoncé cet énigmatique apophtegme aux accents héraclitéens : « Que signifie vivre ? – Vivre – cela signifie : repousser sans cesse quelque chose qui veut mourir. Vivre – cela signifie : être cruel et implacable contre tout ce qui, en nous, devient faible et vieux, et pas seulement en nous. Vivre cela signifierait donc : être sans pitié pour les agonisants, les misérables, les vieillards ? Être sans cesse assassin ? – Et pourtant le vieux Moïse a dit : « Tu ne tueras point ! » (Le Gai Savoir, § 26, 1982). Notre monde serait-il devenu ce cloaque agonisant, misérable et vieux ? C’est qu’il s’est définitivement asséché depuis les Lumières et l’exhortation kantienne à couper le logos de toute métaphysique. Héraclite d’Ephèse (vers 500 avant J.C.) nous a très tôt prévenus : malheur aux hommes « incapables de le comprendre [le logos] avant de l’avoir entendu et aussi dès le moment où ils l’ont entendu » (Fragment 1, Trad. d’Yves Battistini, 1955, 1968, 1988).

« Il faut éteindre la démesure plus que l’incendie. »

De cet affranchissement du logos – que d’aucuns, mutatis mutandis, appelleraient le droit naturel ; plus de deux siècles avant Aristote, l’Ephésien avait la préscience d’un ordre organisé selon sa fin ; l’image du cercle est fondamentale pour comprendre que les termes opposés s’harmonisent par et dans leur discordance, « comme dans l’arc et la lyre » (Fragment 54) ; ainsi, chaque fleuve, parce qu’il s’écoule, est unique (Fragments 13, 97, 152) – il en est résulté mécaniquement que la vérité soit dorénavant l’accommodement particulier assigné à chacun et non le (souverain) bien de tous. Héraclite, encore : « il faut donc suivre ce qui est universel. Or, bien que le logos soit commun à tous, la plupart vivent comme si la pensée leur était possession particulière » (Fragment 2). Le commerce individuel avec ce qui dépasse manifestement notre pauvre entendement est lourd de périls. Héraclite, d’ailleurs, prévient : « il faut éteindre la démesure plus que l’incendie » (Fragment 45). Mais quel est donc ce logos qui nous fait depuis longtemps défaut, pour en avoir perdu et la trace et le souvenir ? Héraclite, professe la nécessité d’avoir la foi (Fragment 19). Mais ce n’est guère suffisant, car, comme le souligne Marcel de Corte, « toute la philosophie d’Héraclite (…) est une transposition de la foi au logos en compréhension du logos, une transvaluation de la mystique en métaphysique ». Le logos est impliqué dans sa relation d’avec le moi ; entre les deux s’établit une « connaturalité existentielle dont la connaissance remonte en quelque sorte la pente et la connaissance de soi » (De Corte, 1960). C’est dire que, suivant les Fragments 108 et 123 (se chercher soi-même), tout homme doit s’accorder au logos pour saisir la nature de l’univers. Etre sourd au logos revient à ignorer ce qui nous lie indissolublement à lui. Nous sommes encerclés par le logos et tout ce qui nous arrive est vérité objective du logos. La loi de l’univers est la vie, car tout en procède, même la mort. Avant la fin, il faut le commencement. Si le combat est père de toutes choses (Fragment 57), c’est qu’il cherche d’abord à vaincre la mort avant que celle-ci ne le vainc.

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