Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Avec la satisfaction des désirs déguisée en morale, l’abandon de la morale déguisée en tolérance, et le consentement érigé en norme, ce n’est pas la liberté qui est servie mais les citoyens qui sont asservis à leurs appétits et à ceux qui les satisfont.
Suffit-il qu’un désir soit très humain et que d’aucuns consentent (passivement ou activement) à sa satisfaction pour élever celle-ci à la qualité d’un droit faisant obligation au législateur de la permettre ? Oui, au vu de l’« éthique » qui prévaut de nos jours. Stirner disait : « Il n’est rien au-dessus de moi ». Mais aucune société ne peut se fonder sur les principes de Stirner, dont le ministre prussien de l’intérieur jugeait le livre (L’Unique et sa propriété) « trop absurde pour être dangereux », et qui, après avoir raté sa vie, mourut dans la misère.
Aujourd’hui, les questions sociales sont envisagées sous le seul angle des droits et désirs de l’individu, et non sous celui de la communauté et de l’intérêt général. La morale et le droit se confondent avec la reconnaissance de la légitimité de la satisfaction des désirs individuels, ce qui entraîne la récusation de l’aptitude de l’État et du législateur à s’y opposer, et amène à concevoir le droit comme l’extension indéfini des libertés personnelles.
Cette propension a été vérifiée en maintes occasions durant les décennies écoulées. Il n’est que de considérer la fameuse loi du « mariage pour tous », adoptée le 23 avril 2013. On nous a seriné que son abrogation était impossible, sa validation par le Conseil constitutionnel ayant produit un effet cliquet en vertu duquel l’ouverture d’une liberté fondamentale (!) aux citoyens ou à une catégorie de citoyens est irréversible au nom même des principes du droit. C’est là une véritable imposture juridique : cet effet cliquet est une pure invention ; quant au Conseil constitutionnel, il se prononce seulement sur la conformité des textes de loi à la constitution, et n’a pas à se substituer au législateur sur leur bien-fondé éthique (il l’a d’ailleurs rappelé lors de l’examen de la loi Taubira) ; du reste, on ne voit pas pourquoi un nouveau droit deviendrait une liberté fondamentale comptant au nombre des Droits de l’Homme et du Citoyen. Mais on fait semblant d’y croire. Nous avons affaire à une conception du droit conçu comme une sorte de cancer qui détruit tout ce qui s’oppose aux caprices des individus ou des groupes particuliers. La seule morale concevable est alors celle qui a pour principe le désir ou le plaisir de ces individus et de ces groupes. Et une loi qui va dans ce sens est susceptible elle-même d’extensions indéfinies. Ainsi, la loi Veil de 1975, autorisant l’avortement sous conditions et sans prise en charge par la Sécurité sociale, a été complétée par des textes permettant le remboursement partiel (1982), puis total (2013) par l’Assurance-maladie, dépénalisant l’auto-avortement et réprimant toute entrave à l’IVG (1993), autorisant l’IVG médicamenteuse (2004 et 2007), et supprimant la condition de détresse mise jusqu’ici à l’ouverture du droit à l’IVG (2014).
Et il en va de même pour la PMA, naguère limitée aux femmes mariées incapables de procréer, mais prochainement ouverte à toutes les femmes sans restriction liée à leur situation matrimoniale. Quant à la GPA, malgré la volonté affirmée de nos dirigeants de maintenir son interdiction (on ne peut pas tout faire à la fois, et il est prudent de ménager des pauses), elle est, de fait, largement tolérée par la prétendue (mais reconnue et dûment respectée) obligation légale de reconnaître juridiquement les enfants nés par ce procédé, et par voie de conséquence, la qualité de parents des membres du couple qui aura pris l’initiative de recourir à ce moyen illégal pour satisfaire son « désir d’enfant ».
Les partisans de ces « innovations », de cette extension indéfinie et infinie des libertés invoquent l’article 2 de la Constitution : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui: ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits ». Reste à définir l’identité de cet autrui. Se promener nu sur la voie publique ne nuit pas à autrui considéré comme un individu. En revanche, cela nuit à la communauté pour des raisons évidentes, et, du coup, n’est pas permis. Et si le mariage homosexuel n’empêche pas d’autres individus ou couples de vivre leur propre vie, il peut être considéré comme délétère pour la communauté. Il en va de même pour la promotion de l’avortement en droit fondamental, qui fait régresser notre civilisation vers la barbarie par le mépris de la vie qu’elle implique et le sacrifice de cette même vie aux intérêts égoïstes de tout un chacun. D’ailleurs, le même article 2 précise : « Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi ». C’est clair.
Quant au passage de ce même article énonçant que la République « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », il ne saurait s’appliquer à la question du mariage pour tous ou de l’avortement.
Mais nos modernes, nos bobos, ne désarment pas et invoquent, à l’appui de leur laxisme, la notion de consentement. En quoi l’avortement libre, sur simple demande, serait-il un drame, puisque ni les membres de la famille de la femme demandeuse, ni les médecins, ni la société, n’y voient d’inconvénient ? En quoi la PMA serait-elle critiquable, puisqu’elle est rendue possible, chez une femme demandeuse, par une insémination du sperme d’un donneur qui a choisi librement de confier sa semence à une banque du sperme pour cet usage ? Pourquoi la GPA demeurerait-elle illégale, puisqu’elle consiste à louer les services d’une femme qui consent à assumer une gestation pour un couple incapable de procréer ? Après tout, pourquoi persister à prohiber ce qui ne dérange ni ne choque personne, surtout si certains veulent bien, par intérêt ou inclination personnelle, faciliter ces pratiques pour d’autres ? Une méconnaissance de la société et de la civilisation qui engendre la servitude.
Ce genre d’arguments repose sur une méconnaissance des notions de société et de civilisation. Une société n’est pas un agglomérat d’individus. Et une civilisation ne peut pas se fonder sur les seuls droits de l’Homme entendus comme la satisfaction de tous les désirs individuels ou catégoriels et excluant toute autre valeur que les « valeurs de la république », et tout autre principe que le « Fais ce que voudras » de Rabelais (la sagesse des moines de l’abbaye de Thélème en moins). Une société édifiée à l’aune des libertés individuelles, illimitées et érigées en droits absolus que consacre un législateur couché devant des groupes de pression de toutes sortes, s’injecte une forme de sida moral : il la voue à la décomposition, faisant de ses membres autant d’ilotes asservis à leurs pulsions, au conditionnement intellectuel et au prêt-à-penser du politiquement correct.
Ilotes asservis, oui, et doublement (voire plus), enchaînés au désir polymorphe, innombrable, toujours renouvelé, sans fin. Enchaînés également à la satisfaction de ce désir pour les autres, à la marchandisation de cette satisfaction. La femme russe qui loue son ventre pour y faire naître l’enfant désiré par un couple français le fait sous l’empire de la nécessité et le poids de sa misère, qu’elle cherche à soulager. Par ailleurs, bien des groupes pharmaceutiques s’enrichissent par la vente de produits contraceptifs et abortifs. Business et satisfaction des désirs illimités vont de pair.
Mais la satisfaction sans frein de désirs eux-mêmes effrénés, et la permissivité qui en résulte et la consacre, affecte d’autres domaines que celui de la procréation. Ainsi, en matière de nom de personne. Depuis une loi du 18 juin 2003 et un décret du 29 octobre 2004, chacun peut porter à peu près le nom qu’il veut, celui de son père, celui de sa mère, le composé des deux ; et il peut opter pour un nom d’usage à sa convenance. Cette innovation atteste de la relégation à l’arrière-plan de la famille comme entité intime et sociale, comme groupe filial solidaire, et la prévalence, une fois de plus, de l’individu. Bien des familles actuelles, décomposées puis recomposées, rassemblent (dans le cadre du mariage, du Pacs ou du simple concubinage) des divorcés ou séparés (de sexe différent ou de même sexe) vivant ensemble avec des enfants de leurs anciens ménages respectifs.
On a des enfants quand on le veut et comme on le veut, on s’appelle (et on s’habille) comme on le veut, et on parle comme on le veut. Il y a beau temps qu’on s’accommode de l’irrespect de la décence du langage, de la correction de ce dernier, de la méconnaissance et du dédain des règles de syntaxe, de grammaire, d’orthographe et de ponctuation. Et la généralisation de l’échange de textos, où les gens écrivent presque phonétiquement, précipite encore cette décomposition de l’expression verbale. Mais on fait « comme on veut », n’est-ce pas ? Si on ajoute que nos compatriotes-consommateurs ont une fringale d’images, et ne conçoivent aucun discours sans illustration (il n’est que de constater au journal télévisé la profusion d’images qui défilent chaque fois qu’un envoyé fait le point sur un sujet donné, ou encore le succès des tabloïds et de la presse people, la seule qui se porte bien), on peut prévoir qu’à terme, nos descendants régresseront jusqu’aux idéogrammes et aux pictogrammes. Quel progrès de la civilisation !
En matière scolaire, l’individualisme a mené à la divinisation de l’enfant (au nom de La cause des enfants, suivant le titre d’un livre de Françoise Dolto), à l’institution de l’enfant-roi, ce qui a largement contribué à faire de la plupart de nos écoles, collèges et lycées les foutoirs infernaux qu’ils sont devenus.
Une société dont la raison d’être est la satisfaction de tous les désirs individuels, sanctionnée par l’abandon de toute morale, déguisé en tolérance et complété par le consentement généralisé de cette satisfaction, s’achemine à sa perte et à celle des individus qu’elle asservit en paraissant les libérer. Rendant les hommes esclaves de leurs pulsions, elle les prépare également à la servitude à l’égard du pouvoir politique, des forts et des nantis. L’homme (ou la femme) esclave du désir ne peut penser librement ni accepter, même dans son intérêt, une ligne de conduite ou une politique qui contrarierait la satisfaction de ses envies. Pour atteindre celle-ci, ou tirer parti de son existence chez les autres, il se donne à tout pouvoir et est prêt à exploiter sans vergogne son prochain. Et, s’il est dans la nécessité, il consentira à aider à la satisfaction des désirs des autres. Les seules valeurs d’une telle société sont celles cotées en Bourse.
Illustration : Cyril Hanouna, ambassadeur de la trottinette Bolt, considère que la civilisation progresse dans un sens satisfaisant et à une vitesse urbaine raisonnable.