Civilisation
Vauban pour toujours
1692, le duc de Savoie franchit le col de Vars, emporte Embrun, puis Gap. Louis XIV demande à Vauban de fortifier le Queyras.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Conduire la guerre, c’est d’abord savoir pourquoi on la fait. C’est aussi savoir ce que l’on en attend, qui est rarement l’annihilation de l’ennemi mais plutôt une nouvelle liberté d’action. Définir un cadre conceptuel d’emploi de la force, savoir l’adapter au terrain, les auteurs de ce livre passent en revue les grandes catégories de la pensée militaire.
Ouvrage passionnant que Conduire la guerre, technique, sans doute, puisqu’il parle de tactique, de stratégie, et surtout de ce concept d’art opératif, mais qui, comme nombre d’études sur cet élément essentiel des relations humaines, dépasse ce seul aspect. Il est pensé comme un entretien entre les deux auteurs ayant comme axe central les analyses d’un penseur russe, Alexandre Sviétchine, officier tsariste passé à l’armée rouge, professeur à l’École de guerre soviétique, qui disparaît en 1938 dans les grandes purges staliniennes.
Sviétchine distingue entre la tactique (gagner une bataille) et la stratégie (gagner la guerre), deux approches distinctes plus que hiérarchisées, et y ajoute l’art opératif, moyen « d’employer les combats favorablement à la guerre ». Il envisage dans ce cadre le développement de vastes opérations articulées en plusieurs phases, dans la perspective géographique limitée d’un front, capables de s’adapter aux réponses de l’ennemi, une faculté qui suppose une liberté d’appréciation laissée au chef comme l’existence de réserves. On saisit ici le concept soviétique d’articulation des forces dans la profondeur, dans lequel la préparation d’une opération est comme la compression d’un ressort avant qu’il ne se détende, l’échelon de remplacement pouvant suppléer le premier, mais dans l’esprit de Sviétchine il ne s’agit pas de schéma figé.
« Art simple et tout d’exécution » selon Napoléon, la guerre ne saurait en effet être confinée à des tables ou des statistiques et l’un des risques est bien de tout réduire au poids des matériels ou à la combinaison de mouvements préconçus. Quand, après la Première Guerre mondiale, renaît l’idée que la supériorité repose sur des moyens et une logistique, De Gaulle souligne, au contraire, que la tactique des Allemands et leur formation importaient bien plus. L’opération est donc ici une séquence continue qui se déroule jusqu’au but préalablement défini et, loin d’être uniforme, combine des moments militaires variés – préparation logistique, mouvements offensifs ou positionnements défensifs. Le théoricien russe définit ainsi des couples opposés – anéantissement contre attrition, offensive contre défensive, manœuvre contre guerre de position – comme étant les principaux choix offerts qui peuvent se succéder dans la manœuvre.
Mais pour quoi faire ? Mener la guerre suppose avant tout de définir très précisément ses buts, car c’est cette définition qui permet ou interdit des négociations avec un ennemi qui conserve une dimension politique. Le but de l’action militaire n’est donc pas nécessairement de détruire les forces adverses pour obtenir la fameuse « reddition sans conditions », mais, bien plus souvent, de gagner une liberté d’action dans d’autres domaines. L’Autre, tant du moins qu’il n’est pas diabolisé, ne disparaîtra en effet pas politiquement – ni même militairement – à la fin des combats. C’est donc l’obtention du but politique – et nos auteurs insistent sur la place des rapports diplomatiques – qui est la seule véritable aune à laquelle mesurer le succès des opérations militaires.
Nos auteurs recherchent dans l’histoire éclairages et comparaisons : les guerres du Péloponnèse, de Trente ans ou celle de Sécession, les deux conflits mondiaux. Ils analysent les choix militaro-politiques des Périclès, Clemenceau, Churchill ou Staline, les tactiques de Manstein ou celle de Montgomery… S’ils sont plus attentifs à la guerre terrestre, ils évoquent aussi les guerres aérienne et maritime, et l’impact du nucléaire qui, entre mythe de la première frappe et crainte de la destruction mutuelle, va un temps figer la doctrine.
À chaque fois, l’articulation entre le Souverain (politique) et le Stratège (militaire) leur semble essentielle dans la définition des buts, l’important étant que le Souverain, ayant une culture militaire – ce qui ne veut pas dire se déguiser en militaire en endossant des uniformes, ou se substituer au Stratège – soit à même de comprendre les buts de ce dernier.
Fixer un but : en ce sens le cadre d’ordres donnés par un état-major divisionnaire correspondrait sans doute assez bien à ce niveau de l’art opératif, exprimant ce qui est, dans l’esprit du chef, l’effet majeur à obtenir, répartissant les rôles, mais laissant les subordonnés libres de choisir les éléments de manœuvre pour remplir leur mission. Encore faut-il qu’il ne s’agisse pas seulement ici de proposer un effet tactique (prendre une ville), mais bien stratégique (empêcher un débordement). Encore faut-il aussi que le chef ait les moyens, en temps, en matériels, en réserves, pour s’adapter aux contraintes nouvelles qui ne manquent pas de surgir : si le renseignement est essentiel, il ne saurait éviter toutes les surprises. Que seront par exemple les populations civiles rencontrées : des ralliés apportant leur aide ou des opposants sabotant les arrières ?
Ces éléments permettent, nous semble-t-il, d’éclairer la première phase de la guerre en Ukraine. Faiblesse du renseignement sur la situation de l’aéroport de Hostomel, mieux gardé que prévu, et que les Russes n’arrivent pas à sécuriser pour permettre l’arrivée de bataillons aéroportés. Sous-estimation des difficultés de progression des unités blindées en dehors des axes, ou de l’apport des renseignements satellitaires américains qui conduisent à des frappes ukrainiennes ciblées. Erreur encore des services de renseignement que de croire à un soutien unanime des populations ukrainiennes, même russophones, à « l’opération spéciale ». Alors que le but affiché de « libérer » les Ukrainiens limitait à ce stade les frappes d’artillerie qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, sont un des éléments de la doctrine d’emploi des forces, les buts ne sont pas plus atteints sur le terrain que politiquement, quand s’éloigne la possibilité de négociation avec un Zelinsky resté au pouvoir.
Notre pays est incapable de savoir si ses « valeurs » sont véritablement menacées ou simplement contestées, et donc de choisir entre les réponses militaire et diplomatique.
Et la France ? Pour nos auteurs, « la formation intellectuelle des officiers français ne fait plus qu’appliquer un vernis de stratégie sur une culture professionnelle qui demeure essentiellement technique », et le temps passé à l’École de guerre leur semble trop limité. Et si les opérations extérieures visent à permettre à la France de conserver son rang dans le monde, que de contradictions dans la définition des buts politiques ! Comment, par exemple, s’engager dans la lutte contre le « terrorisme islamique » au Sahel, sans jamais définir vraiment l’ennemi, alors même que « nombre d’organisations islamiques qui, elles, n’ont pas d’état d’âme à nous déclarer leurs ennemis, ont pignon sur rue dans notre propre pays » et y pratiquent « la subversion » et « l’entrisme » ? Incapable de savoir si ses « valeurs » sont véritablement menacées ou simplement contestées, et de choisir dès lors entre les réponses militaire et diplomatique, notre pays semble trop souvent hésitant.
Pour nos auteurs, ce déclin stratégique français viendrait du renoncement du politique à définir pour le pays une finalité positive. La Chine veut redevenir l’empire du Milieu, la Russie être la nouvelle Byzance, les États-Unis ont leur projet messianique, tandis que les nations européennes semblent frappées d’une « anomie de puissance ». Par peur de déclencher l’apocalypse ? La politique de grandeur gaullienne, qui n’était ni belliqueuse, ni impérialiste, avait pourtant su offrir, en des temps tout aussi durs, cette finalité positive, ce projet politique au service duquel on peut engager une opération militaire avec un sens qui s’inscrive dans une logique.
Chaque lecteur pourra discerner, on le voit, bien des perspectives en lisant cet ouvrage, sans pour autant faire de Svietchine un nouveau Sun Tzu à usage des écoles de commerce. Ce qui apparaît en filigrane, c’est, d’abord, l’impossibilité de bâtir un « art opératif », de monter une opération complexe, demandant préparation et capacité d’adaptation, sans une détermination claire du but à atteindre… y compris de ses limites. Qu’attendre de l’action, qu’attendre aussi de cet ennemi qu’il faut avant tout amener à négocier ? Et que négocier ? Ce qui est évident ensuite, c’est qu’il n’y a pas de possibilité de déterminer une projection sans conscience lucide de son identité, qui doit, elle aussi, être « positive » pour permettre d’agir. Ce que le discours ambiant nous interdit, nous incapacitant.
Conduire la guerre. Entretiens sur l’art opératif. Perrin, 2023, 22,90€