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La fable de l’éditeur et du philosophe

Sans doute le lecteur de Politique Magazine ne se portera pas d’emblée vers ce petit livre dont l’histoire semble bien légère et même futile. Pire, les personnages n’ont vraiment rien pour plaire. Et pourtant…

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La fable de l’éditeur et du philosophe

Le titre est celui d’une fable. Sont en scène « un philosophe de plateau », comme on dit maintenant, Michel Onfray, et son éditeur, Jean-Paul Enthoven, mandarin de la maison Grasset et, désormais, vieux beau en robe de chambre. Le lieu est presque trop convenu : Saint-Germain-des-Prés. L’intrigue est celle d’un roman psychologique de quat’sous. Ainsi une amitié brisée se transforme pour l’un en haine vaniteuse, pour l’autre en indifférence moqueuse. Même Paul Bourget n’aurait pas imaginé une telle trame mélodramatique si pauvre. Là-dessus, une jeune femme entreprend, non de réconcilier nos deux gens de lettres à l’équanimité perdue mais d’enquêter sur les ressorts de cette rupture germanopratine. C’est là que le livre prend son envol et la fable sa substance.

D’un côté nous avons Michel Onfray, philosophe aux champs, qui nous fait visiter sa maison familiale au fin fond de la Normandie et, dans la bonne humeur, partage un plat de frites ; de l’autre, un bourgeois parisien qui sent la naphtaline nous reçoit ; il est l’ex-mari puis l’ex-beau-père (mais oui) de Carla Bruni, actuelle épouse de qui vous savez, et il est l’ami de Bernard-Henri Lévy qui apparaît furtivement. Bref, Enthoven est, à lui seul, un beau pédigrée de la ville, phénomène rare. Tout cela est un jeu de rôle, assurément. Au fil des pages, nos héros malgré eux divorcent emmenant à leur suite deux mondes étrangers l’un à l’autre et même « deux France qui s’opposent ». Ce n’est pas nouveau. De plus, tout le monde est de gauche, mais ce n’est pas – ou plus – la même, nous dit-on. La sociologie du livre s’accroche à une évidence, ce couple dans l’inimitié incarne la France périphérique (naturellement pauvre) contre la France mondialisée (essentiellement riche), ce sont les « deux clans » de David Goodhart. On peut penser que c’est un peu court. Mais allons plus loin. À l’origine du psychodrame il y a un malentendu, comme souvent. Autrefois Jean Cocteau voulut métamorphoser « Doudou », jeune rustique normand, en jeune premier, coqueluche du tout Paris. Il y réussit. Cela donna au théâtre français, et au cinéma, de belles heures, de grands moments et des chefs-d’œuvre. L’ambition était à la hauteur du talent et du génie. La maison Grasset eut aussi cette ambition pour Michel Onfray vers 2010. Plus modestement, il s’agissait de fabriquer un Eddy Bellegueule (Edouard Louis à la ville, sauvé du « lupenprolétariat » (sic) picard – dixit le Nouvel Obs ! – par les éditions du Seuil) de la philosophie. Mais voilà, Enthoven n’est pas Cocteau et Onfray n’est pas Jean Marais. Et les temps avaient bien changé. La fable prend fin, Pygmalion-Enthoven échoue à faire d’Onfray, qui se rebelle, sa Galatée. Et la morale ? Quinze ans plus tard, Michel Onfray et Jean-Paul Enthoven ne sont même pas des gloires fanées, ils sont les zombies d’un monde obsolescent. Les deux personnages ne sont pas antipathiques, mais ils n’existent pas, juste des avatars sur des cartes postales. Le livre balaie du regard cette géographie affligeante. La Normandie n’est qu’un bout de ligne de chemin de fer, reliée à des hôtels parisiens sans âmes. Le Covid s’invite dans le décor, déjà bien vide, de Saint-Germain-des-Prés. Les mots ne sont plus que rancœurs et désillusions.

C’est le contraste de l’histoire qui donne toute sa force à cet affligeant récit. Ce quartier de Paris fut riche de talents, autrefois ; des talents qui n’avaient rien à voir avec les tristes figures dessinées sur les murs de la station de métro éponyme. Ce fut le quartier des Daudet, père et fils, celui de Charles Maurras (auteur Grasset) entre la rue du Dragon et la rue de Verneuil, avec le café de Flore pour centre. 1900 : Marcel Proust, Paul Claudel, Paul Morand, Jacques Chardonne fréquentaient la rue Saint-Guillaume. C’était l’époque de la renommée de l’éditeur Fasquelle, rue de Grenelle, ancêtre de la maison Grasset. Apollinaire a son pigeonnier à deux pas. Gallimard déménage dans le quartier en 1930 : Malraux, Gide, Drieu, Aragon (un voisin de la rue de Grenelle). Moins loin dans le temps, relisons les gloires littéraires du quartier : Nimier, Kléber Haedens (auteur Grasset), Blondin, Fraigneau, Déon et Françoise Dorin. Montherlant habitait quai Voltaire, comme Blondin. L’Académie française est à quelques minutes à pieds.

Aujourd’hui, la statue de Dom Mabillon est le point d’arrivée du grand collecteur à touristes venus de Disneyland et de Roissy. Il ne s’agit pas ici de nostalgie ; le propos d’Anne Sophie-Beauvais ne va pas si loin, c’en est même presque dommage. Ce livre nous montre un monde trop contemporain qui s’efface, sans regret, disons-le. Il faut une plume de qualité pour décrire les crépuscules d’aujourd’hui, celle-là l’est assurément.

 

Anne-Sophie Beauvais, L’éditeur et le philosophe. Robert Laffont, 2025, 248 p., 20 €

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