Excepté le petit monde consanguin de la germanopratinité littéraire parisienne, nul ou presque ne peut ignorer le blog Stalker (sous-titré éloquemment « Dissection du cadavre de la littérature ») fondé et animé par Juan Asensio, critique atrabilaire bernanosien (il tient Monsieur Ouine, qu’il a lu maintes fois, pour son livre de chevet) faisant pleuvoir ses méphistophéliques philippiques bloyennes sur les écrivassiers contemporains ayant la fatuité de concevoir leur incontinente production excrémentielle annuelle comme de la littérature.
Inutile de vous dire que ni Houellebecq, ni Annie Ernaux, pour ne citer que ces exemples, n’ont grâce à ses yeux. En revanche, l’on ne comprend pas qu’il s’en prenne aussi sévèrement à Renaud Camus ou même à Richard Millet et qu’il tienne Jean Raspail pour un piètre cacographe – l’auteur de ces lignes, inconsolable Patagon, se chagrine d’autant plus de ce dernier ostracisme… Vitupérant la néo-litté-ratures de masse reproductible (à Bloy et Bernanos, il conviendrait d’ajouter Benjamin parmi les figures inspiratrices de notre auteur), les épiciers qui la débitent, en gros comme en détail, et les thuriféraires en service commandé qui la flatte servilement, notre ombrageux critique finit par en oublier tout simplement… la littérature. Certes, mais Asensio (et c’est tout l’objet de son percutant essai) nourrit une conception très précise de la littérature, cette grande dame de jadis ayant chu en catin demi-mondaine.
Asensio est un monstre d’érudition littéraire. À ce titre, il intimide et nombre d’« intellectuels » de plateaux TV gagneraient prudemment à l’écouter d’abord avant que d’entamer une disputatio qui tournerait très vite à leur humiliation – c’est là qu’on se plaît à imaginer un duel, forcément asymétrique, Asensio versus Bégaudeau… Toujours en quête de l’ultime chef-d’œuvre qui les embrasserait tous, il affectionne de tisser des liens, parfois improbables, entre les auteurs, les œuvres et les univers. Son travail critique est littéralement organique, comme s’il présupposait l’existence, ici ou quelque part, aux confins de mondes parallèles connus de lui-seul, d’un certain esprit de la littérature, à l’instar de Montesquieu qui, jadis, découvrit l’esprit des lois. Nonobstant, notre homme, qui ne manque assurément pas de talents, nous perd, parfois, dans les corridors labyrinthiques d’un style étiré et d’une pensée mallarméenne.
MSAW ! : Maudit soit Andreas Werckmeister !
Rien de cela dans son MSAW ! (Maudit soit Andreas Werckmeister !), condensé quintessentiel de la littérature comprise comme chapitre inattendue de la philosophie. MSAW !, titre énigmatique d’une prose qui ne l’est pas moins, tant elle demeure inclassable. L’opus est une méditation fictionnelle, onirique et borgésienne peignant l’errance du dernier homme – lequel, au contraire de celui, non moins désespérant, de Nietzsche, ne cligne pas de l’œil – dans une salle d’autopsie soliloquant, in petto, devant la dépouille encore reconnaissable – cétacé, hominidé ou autre créature stellaire surgissant des profondeurs apocalyptiques de l’imagination lovecraftienne de notre auteur ? –, momifiée, de la littérature française. Fantastique – mais funeste – métaphore pour célébrer une allégorie ! La littérature n’est plus car elle a désincarné – comme on désincarcère le conducteur accidenté de son véhicule ratatiné –, desserti, le Verbe originel des nobles et précieux mots humains devenus sots à mesure qu’ils se déshumanisaient – Asensio les qualifie très justement de « mots-esclaves ». En littérature, la modernité, à l’instar d’Andréas Werckmeister en musique, aurait désaccordé le monde1 ––, « car les mots ne sont plus de ce monde ». Pis, en introduisant la dissonance et la disharmonie, préludait-elle à la destruction généralisée de toute littérature – qu’à bon droit l’ami Christopher Gérard hisse à sa fonction principalement théurgique. L’office même du critique en a été contaminé ; celui-ci, successivement – ou même tout à la fois, dans ce grand écart typiquement macrono-saint-simonien qui parait caractériser notre hyper-modernité – égotiste, tartuffe, cuistre et « expert », n’admire plus, ne compare plus, en un mot, ne juge plus – par conformisme, par veulerie, par intérêt, par ignorance…
La thèse d’Asensio – qu’il veut radicale – réside dans cette objurgation de ne pas craindre d’explorer les puits de noirceur constitués par ces œuvres définitives qui, à la manière des trous noirs (ces « astres occlus » diffusant une intense énergie et dardant des rayonnements incandescents à proportion de ce qu’ils engloutissent, ces Pantagruel cosmiques, toute la matière astrale passant à leur portée) tordent l’espace-temps et, partant, se rendent invisibles à nos contemporains – cette cécité, cette autisticité, cette aphasie, sinon cette amnésie expliquant les raisons pour lesquelles la littérature acculée au mur de sa propre indifférence s’est laissée mourir. Toute littérature doit être imprécatrice, seule forme d’engagement qui ne soit pas une simple posture – et donc une réelle imposture, n’est-ce pas Jean-Paul et Bernard-Henri ? – mais une sortie de soi, une exposition faustienne de son âme. Il faut courir le risque d’une éviscération volontaire – dût-elle en coûter. C’est ainsi que Céline sentait (humer humblement l’humus, notre première et ultime demeure) la littérature : « alors j’ai mis ma peau sur la table, parce que, n’oubliez pas une chose, c’est que la grande inspiratrice, c’est la mort. Si vous ne mettez pas votre peau sur la table, vous n’avez rien. Il faut payer ! 2» À travers la littérature c’est donc la mort qu’il nous faut vaincre en redécouvrant une parole d’éternité enfouie dans les abyssales profondeurs baptismales de notre pauvre condition.
Gardons-nous, cependant de nous borner aux putassières introspections nombrilistes et psych(anal)ytiques à la Edouard Louis ou façon Christine Angot. Rien moins que ces vomitives intromissions sociologiques solitaires à destination de consommateurs inaptes, désormais, à toute discrimination ! Il faut plonger dans le maelström des ténèbres humaines et celles du monde en général. En littérature, il ne faut guère chercher l’hédonisme en restant captif du présent, mais les voies et moyens de notre absolution éternelle. N’oublions jamais que depuis la Chute originelle, nous sommes condamnés à mendier notre miséricorde, à implorer notre rédemption. La littérature comme la philosophie font cause commune dans un monde profané : revenir au Verbe.
Juan Asensio, Maudit soit Andreas Werckmeister ! Les Editions Ovadia, 2024, 127 p., 16 €