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La cité parallèle

L’autre dissidence dans les années 70-80 en URSS : ou comment résister à la dictature en vivant comme si elle n’existait pas, ni sa propagande, et en remontant aux sources de la civilisation. Une leçon pour les temps présents.

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La cité parallèle

Si la dissidence politique des années 70-80, qui a porté haut et fait résonner jusqu’en Occident les noms de Soljenitsyne, Sakharov, Chalamov, Amalrik, Brodski, Daniel, Charanski, nous est assez bien connue, il en est une autre, moins spectaculaire mais probablement plus révélatrice d’une évolution de fond des esprits : c’est celle qui s’est développée, à la même époque, dans les marges de l’enseignement universitaire, principalement à Moscou, au prétexte d’une investigation du passé culturel russe libérée de l’idéologie officielle. Elle s’incarne dans les noms d’Averintsev († 2004), Likhatchev († 1999), Bibikhine († 2004), Lossev († 1988), Galtsova (née en 1936), Mamardachvili († 1990), Piatigorski († 2009) et trois ou quatre autres.

Pour mieux la comprendre, il faut d’abord s’extraire de la représentation communément partagée d’une Union Soviétique qui aurait constitué un bloc d’un seul tenant, marchant du même pas, selon une seule musique imposée d’en haut. Parler de bloc, c’est oublier qu’on comptait dans l’URSS d’alors 176 nationalités et entre 79 et 103 langues (quelques-unes en voie d’extinction). Sans omettre la diversité religieuse : 50 religions différentes, et même si la majorité est constituée d’orthodoxes (55 millions), 7000 mosquées ornent le territoire ; une lignée bouddhiste importante existe en Kalmoukie. Tout le reste à l’avenant. 

Il faut aussi avoir à l’esprit le contexte socio-économique propre à l’ère Brejnev, trop facilement assimilée à une période de stagnation, au nom de ce « regel » qui, à partir de 1957, aurait marqué tous les aspects de la vie soviétique. En réalité, loin d’être immobile, la société est traversée de mouvements importants : urbanisation croissante, passage de l’appartement communautaire au logement individuel à 80 %, retard persistant de l’agriculture, réussites spatiales, dédoublement croissant de l’activité économique entre marché officiel et marché noir, corruption à l’appui, contrecoups des accords d’Helsinki, interventionnisme extérieur… Dans un contexte de demi-réussite économique, dont chacun pouvait espérer tirer des avantages personnels, on a parfois le sentiment d’une certaine sérénité du pouvoir face à des expressions marginales de la pensée : on ne tue plus pour extravagance d’opinion. Les moyens sont autres, de l’hospitalisation forcée à l’exil, en passant par les très classiques peines de prison. Le ressenti assez général des Russes est celui d’une stabilité, favorable à la mise en place de stratégies de contournement adaptées telles que le marché noir ou le samizdat, et dont les années de la perestroïka faciliteront le regret.

Éviter l’idéocratie régnante

S’agissant de la pensée, on voit affleurer, dans l’espace ouvert sous Khroutchev et point complètement refermé, les premiers signes d’un ébrouement, variable selon les disciplines. Tandis que s’épanouit un mouvement artistique, le conceptualisme de Moscou, symptomatique d’un retour de la métaphysique, de l’ontologie, du sacré en lien avec les grands penseurs orthodoxes, la pensée universitaire, parfois simplement soucieuse de démontrer la modernité de l’intouchable doxa marxiste-léniniste, intègre des aspects récents de la démarche occidentale. C’est le cas en logique, en théorie de la connaissance, voire en sciences de la nature. À travers la revue Questions de philosophie, les échanges se multiplient d’une spécialité à l’autre. En linguistique, la sémiotique, autour de Lotman, à Tartu mais aussi à Moscou, montre un dynamisme exceptionnel.

La voie ouverte par Averintsev et ses amis ne se réduit pas au seul contenu de pensée, par lequel il est fait clairement allégeance à la fois à la tradition russe héritée de la pensée helléno-chrétienne et byzantine ainsi qu’au symbolisme de l’Âge d’Argent qui, à la fin du XIXe siècle, s’en est largement inspiré. Sur cette voie, on fait aussi le choix d’une manière de vivre qui ne prend en considération l’idéocratie régnante que pour mieux l’éviter. On oublie de citer en bibliographie, ce qui est normalement obligatoire, les noms de Marx ou Lénine. On va à la messe au prétexte d’étudier la civilisation byzantine. On vit à la maison au rythme des fêtes religieuses. Dans les queues aux boulangeries, on discute ferme d’Aristote, de néo-platonisme ou de traduction des Évangiles depuis l’araméen. Et il arrive bien sûr que, le long de la carrière universitaire, les rappels à la conformité pleuvent, les exclusions de l’université sont prononcées, des choix deviennent impossibles, sauf l’exil, sans scandale, comme pour Piatigorski, juif et bouddhiste, formé à la philosophie de Husserl et au Vijnanavad, qui trouvera, à Londres, un accueil à sa mesure ; il connaissait le sanskrit, le tamoul, le pali, le tibétain, l’allemand, le russe, le français et l’anglais. Quant à Merab Mamardachvli, philosophe ami d’Althusser et de J.-P. Vernant, à force d’improviser génialement sur Socrate, Descartes et l’histoire de la conscience, ou Proust, il se verra priver de passeport et contraint de retourner dans sa Géorgie natale.

Sergueï Averintsev est le plus notoire. On s’est pressé aux conférences du samedi de ce philologue affable et souffreteux, à l’université Lomonossov, en 1969 et 70, et il y avait de quoi : au prétexte d’enseigner la philosophie protobyzantine, il refaisait découvrir la pensée chrétienne des premiers siècles. Même si les autorités, au bout d’un an et demi, y mirent fin, la légende perdura et un article aussi spécialisé que « Athènes, Jérusalem et Rome » fit en son temps autant d’impression qu’Une journée d’Ivan Denissovitch en 1962. Nombre d’auditeurs et de lecteurs non seulement s’émerveillaient de retrouver aussi le lien avec des origines enfouies sous la propagande, mais aussi, renouant avec des souvenirs d’enfance, vécurent par ses conférences un véritable retour à l’orthodoxie, indissociable d’une relecture de la pensée théologique et poétique des symbolistes de l’âge d’Argent. Enfin, sous l’impulsion d’Averintsev, la philologie se fit histoire de la culture à travers les textes sans limitation ni de frontière ni d’époque, et ce dans une perspective historique judéo-helléno-chrétienne.

Vladimir Bibikhine renoua lui aussi avec la tradition russe de la pensée religieuse du début du XXe siècle. Toujours à se défendre dans son Journal contre l’ascendant d’Averintsev qu’il admire, c’est un traducteur multiple, encore connu en Russie pour ses traductions de Heidegger, en particulier Être et temps, et pour ses prises de position en faveur de la Tchétchénie et le multiculturalisme en général. Comme Averintsev, c’était un proche d’Alexeï Lossev.

Le recours à la Tradition

Philosophe, philologue, culturologue, Lossev avait entrepris dans les années 20 une série d’ouvrages offrant une synthèse originale de la philosophie classique, de Platon, Plotin et Proclus jusqu’à Schelling, Hegel et Husserl, de la patristique orthodoxe aux découvertes scientifiques les plus récentes (en linguistique, musicologie, mathématiques, psychologie et sociologie) : démarche violemment critiquée par les autorités. Retour de déportation, lorsqu’il put après 1953 se remettre au travail, ce fut pour entreprendre une Histoire esthétique de l’Antiquité du paganisme au christianisme, sur les plans philosophique et mythologique, inclus une Esthétique de la Renaissance qui fit débat. Avec une vision du monde qui se caractérisait par un symbolisme fondé sur la doctrine des énergies ainsi que par un néoplatonisme interprété à la lumière de l’orthodoxie, Lossev, servi par une rare puissance intellectuelle, remettait la pensée russe dans son axe, qui n’était pas l’idéocratie officielle.

Renata Galtseva, leur amie, dont le père a été fusillé comme ennemi du peuple et la mère condamnée comme… membre de la famille, s’est retrouvée avoir la charge des tomes 4 et 5 de l’Encyclopédie russe de philosophie pour la partie concernant la philosophie occidentale et russe (1966-70). Elle mène à coup de supercheries un combat rusé contre la censure. L’anthropologie lui donne l’opportunité de critiquer la vision prédominante, tant à l’Est qu’à l’Ouest, d’une humanité soumise à une appréciation strictement quantitative au prétexte de la science.

Il y en a tant d’autres.

Au-delà de ce cercle d’amis, il faudrait citer Dimitri Likhatchev, une figure haute en dignité, qu’on qualifie souvent de défenseur du slavisme. Ayant survécu à quelques années de travaux forcés sur le canal de la Mer Blanche, il se spécialisera dans l’étude de la littérature en vieux russe, inventera la notion d’écologie de la culture et s’engagera dans la défense de la mémoire collective : « Chaque culture nationale est une immense “réserve” qui sert à la communication sociale, à l’interprétation du réel, à la continuation de la vie dans tout ce qui dépasse les phénomènes purement biologiques ». On lui doit d’avoir sauvé, entre autres précieux monuments, la perspective Nevski, menacée par l’urbanisation sauvage de l’ère Brejnev. Gorbatchev en fera l’un de ses conseillers.

Tous nous donnent l’exemple qu’une pensée est libre si elle s’établit en ce point secret où elle tient sa raison d’être des plus hautes traditions. Il n’est plus que d’orienter la vie de l’esprit en conséquence, quelle que soit l’idéocratie qui nous oppresse.

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