Civilisation

Rita Strohl (1865-1941) : extravagance et profondeur
Vouée à la résurrection de compositrices négligées, La Boite à Pépites explore l’univers attachant d’une surprenante bretonne.
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La pianiste Miren Adouani, professeur au Conservatoire d’Annecy, ressuscite le destin passionnant d’une famille de musiciens à travers l’Europe.
Pianiste prodige, Pénélope Bigazzi, née à Sienne en 1844 de parents chanteurs lyriques, parcourut très tôt l’Italie et la France avant de s’installer à Madrid fin 1859. Elle interprétait ses propres compositions sur les scènes de la capitale et dans les salons, ceux de l’ambassade de France ou de la comtesse de Montijo, par exemple. Son catalogue comprend des pièces de genre en vogue à son époque, exploitant de nombreuses formes de danse : La asturiana : schottisch, Saludo a Madrid : polka-mazurka, Higuanama : Habanera de salón, etc. Elles sont à l’image de son jeu d’interprète, dont la presse soulignait l’éclat des traits. À dix-huit ans, elle épousa Francesco Geloso, peintre miniaturiste travaillant pour Jean Laurent, photographe de Sa Majesté Isabelle II. Deux fils naquirent de leur union : Albert en 1863 et César en 1867.
C’est à Bordeaux que le cadet commença dès son plus jeune âge l’étude de la musique auprès de sa mère, tout comme son aîné qui deviendra un violoniste célèbre. Il intégra ensuite la classe de piano d’Antonin Marmontel au Conservatoire de Paris, dont il sortit lauréat en 1885.
Il débuta à Bordeaux aux Concerts symphoniques du Grand Théâtre comme pianiste soliste à l’âge de 14 ans. Dès ses premières prestations, le public et la presse louèrent unanimement son « jeu coloré, vigoureux », sa « verve étonnante ». Il côtoya Gabriel Fauré, Jules Massenet, se produisait à deux pianos avec Camille Saint-Saëns et accompagnait très souvent le Quatuor Geloso, créé par son frère. Il ne tirait pourtant aucune gloire de ses relations prestigieuses. « César Geloso, compositeur, autant que virtuose, constitue un phénomène effarant : un musicien modeste ! » (Gil Blas, 29 février 1904).
Malgré son intense activité d’interprète, il trouva le temps de composer un peu plus d’une soixantaine d’opus. La plupart sont destinés au piano seul et reflètent l’esprit des salons de la fin du XIXe siècle : Valse-Caprice, Chanson d’avril, Gavotte dans le style ancien et un Scherzando dédié « à Son Altesse la princesse Louis de Bourbon. » La critique distingua chez lui « de réelles aptitudes pour la composition » (La Gironde, 26 mars 1887). Son Menuet pastoral s’imprègne de l’insouciance allègre des étés passés dans sa propriété de Montblainville en Argonne. Soliloque, qui « doit être joué avec la plus grande fantaisie », se pare d’une atmosphère fauréenne en son développement central. Le musicien discret s’épanche dans Il était une fois où la ligne mélodique prend successivement des couleurs harmoniques différentes. L’apparition de basses profondes, avant la conclusion qui cherche la lumière du registre aigu, confère à cette pièce un aspect cosmique. Quant à la flamboyante Toccata, elle lorgne ouvertement vers l’écriture de la dernière Etude de Chopin.
De son corpus mélodique se détachent les Cinq poèmes de Maurice Rollinat pour voix grave (De la même à la même, Le convoi funèbre, Violette, Douleur muette, Le Moulin) d’où émane une densité surprenante qu’il n’explora nulle part ailleurs. Bouleversant le public lors de leur création en 1899, salle Pleyel, par Marie Delna et le compositeur, ils furent régulièrement programmés en France et en Angleterre. Les auditeurs y appréciaient « tout ce que M. Cesare Geloso a mis de délicatesse et de beauté dans ces petits chefs-d’œuvre » (Journal de Senlis, 9 avril 1914). « Il ne donna jamais la plus grande importance à la mélodie. Les couleurs de ses enchaînements harmoniques et l’usage fréquent du chromatisme lui permettaient d’entrer dans les méandres de l’intime » estime Miren Adouani, qui vient d’enregistrer en première mondiale un cd consacré aux œuvres de Pénélope Bigazzi et de César Geloso.
Le répertoire de musique de chambre n’est pas en reste. Des duos avec violon exaltent les rythmes de danses autochtones (Danse espagnole, Hungaria, Caprice slave, Habanera, Quatre danses cubaines) ou expriment la tendresse comme la Berceuse pour violon et piano, dédiée à son ami Jacques Thibaud et que ce dernier jouait régulièrement en bis. Outre des duos pour deux pianos, des duos avec violoncelle et des trios, il commit diverses orchestrations de ses propres pièces (Interlude), un poème symphonique intitulé Versailles sous Louis XIV, ainsi qu’un Concerto pour piano. Ses compositions furent régulièrement diffusées par la T.S.F. entre 1922 et 1937.
Scherzo espagnol fut la dernière partition achevée avant la disparition de son épouse Jeanne Granges, peintre post-impressionniste, qui succomba à la tuberculose en 1911. César épousa en secondes noces la pianiste britannique Dorothy Dorning. Seul morceau portant un titre anglais, Sea breezes (Brises de mer), valse pour trio, déploie harmonies et échelles de notes plus audacieuses où s’immisce la gamme par tons.
En qualité de compositeur, il avait été élevé au grade de chevalier de la Légion d’honneur en 1907, sur une proposition élogieuse signée entre autres par Dubois, Massenet et Saint-Saëns. Il obtint sa naturalisation la même année. À la déclaration de guerre, il rejoignit le 154e RI à Bar-le-Duc.
En 1927, César Geloso fut nommé directeur du Conservatoire de Versailles, où il créa notamment la classe d’orchestre et programma des œuvres anciennes des grandes époques historiques de la ville. Il cessa alors de composer pour se dévouer à ses nouvelles fonctions. En 1932, après le décès prématuré de son premier fils Jean, à 28 ans, brillant chimiste disciple de Marie Curie, il s’éloigna de la vie publique et se retira en Angleterre, terre natale de sa seconde épouse, jusqu’à son décès en 1960.
Illustration : César Geloso en 1899.