Civilisation
Juste un souvenir
Avec Myriam Boyer. Mise en scène de Gérard Vantaggioli. Avec la participation de Philippe Vincent
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Qu’il nous soit permis de retranscrire un texte rédigé en avril 2014, où j’ai eu le privilège de partager en son domicile durant plus d’une heure un entretien avec celui qui incarnât l’immortel Cyrano de Bergerac… Car tout rajout m’aurait paru superfétatoire tant la quintessence du théâtre et l’art de ses illustres serviteurs étaient résumés dans la narration de cet échange.
L’art de la conversation est l’apanage de l’honnête homme du XVIIIe siècle. Nous l’avons retrouvé avec Jean Piat. La fraîcheur, l’acuité du regard, la diction, la gestuelle élégante étaient au rendez-vous. Au travers de ses récits c’est l’histoire du théâtre tout entier qu’il nous a fait revivre. Il rebondit d’un souvenir à l’autre et évoque les grands acteurs qui furent ses maîtres et ses nombreux partenaires.
Le destin est parfois le fruit d’un hasard. Elève à Sainte-Croix-de-Neuilly, il doit sacrifier à la coutume de l’établissement qui imposait l’affichage de son ambition. Il inscrivit : acteur … Après avoir rejoint une troupe de la paroisse de l’église Saint-Ferdinand, le hasard l’emmène rejoindre les tournées Baret, qui se déplacent le long des côtes de Normandie, nous sommes en 1944 !
Puis il entre au Conservatoire et est mis à la porte de façon rocambolesque par un professeur de littérature qui lui reprochait son ignorance du théâtre grec. Déjà homme de panache, il présente en 1947 une audition à la Comédie française et est engagé immédiatement. La grande aventure commence. Jean Piat nous fait revivre ces grands moments de l’illustre théâtre en évoquant les grandes figures qui ont marqué les planches. La remarque de Jean Debucourt : « Tu as dit du Marivaux, mais tu n’a pas joué Marivaux ». l’aide à découvrir le double langage de l’auteur, où ce que l’on ressent est le contraire de ce que l’on dit. Fernand Ledoux, inoubliable interprète du Tartuffe, orfèvre de la diction, lui donna la clef de l’articulation de la conjonction de coordination que l’on ne doit jamais élider mais au contraire appuyer fortement pour s’en servir de marche d’escalier afin de relancer la phrase. Chaque acteur trouve grâce dans sa bouche et on voit défiler la grande cohorte des sociétaires avec l’humour de Maurice Escande, qui une fois nommé administrateur, lui avait confié ne pas vouloir être le maréchal Pétain de la Comédie française. Cet homme de grand courage garda sa prestance jusqu’aux derniers jours de sa vie et fut un grand patron de la Comédie française. Il fallait aussi parler du grand professeur Georges Leroy, que Jean Piat qualifie si pertinemment de grammairien du théâtre. Ayant eu le malheur de perdre sa mère en 1941, il avait eu toutefois l’impression qu’elle guidait sa vocation. La rencontre avec Béatrix Dussane, à qui il porta une vénération filiale, lui permit de faire ses premiers pas sur les célèbres planches.
Enfin arrive le grand rôle, celui de Figaro, du Barbier de Séville, qu’il créée le 18 janvier 1948 dans une mise en scène de Pierre Dux. Commence dès lors, entre Beaumarchais et lui un compagnonnage au-delà du temps qui donnera lieu à la parution d’un livre original et impertinent : Beaumarchais, un intermittent du spectacle. Il le compare à un Bernard Tapie, tour à tour espion, financier et trafiquant d’armes pour aider les insurgés d’Amérique. « Beaumarchais c’est l’expression du peuple ». Il nous cite alors une partie de la fameuse tirade du Mariage de Figaro et avec malice, nous glisse que si la pièce devait être reprise, de nombreux passages pourraient être censurés dans une époque incarnée par le personnage de Tartuffe …
Les rôles s’enchainent et il devient sociétaire le 1er janvier 1953. Enfin en 1960, Raymond Rouleau lui donne l’opportunité de jouer avec succès le Don César de Bazan, dans le Ruy Blas de Victor Hugo. Mais la gloire l’attend. Le 8 février 1964 Jean Piat est pour la première fois Cyrano de Bergerac dans une mise en scène de Jacques Charon. Il la jouera près de 400 fois !
Pour atteindre la plus grande des notoriétés, il fallait franchir la distance entre le grand rideau cramoisi et la caméra. En 1972, il apparait sous les traits de Robert III d’Artois, dans Les Rois maudits série française, réalisée par Claude Barma (Adaptation par Marcel Jullian de l’œuvre de Maurice Druon). Jean Piat est entré dans la lucarne et la France reconnaît son grand comédien. La même année, il quitte la Comédie française et en devient sociétaire honoraire. Il avoue que Cyrano et Les Rois Maudits ont été ses grands succès :
Il me faut des personnages de santé et héroïques car je suis totalement français, et mon emploi est celui de grand valet. J’ai peu abordé la tragédie classique bien que Jean Marais ait pensé à moi pour Britannicus, qu’il avait mis en scène en 1952.
Depuis ces dernières années les scènes parisiennes l’ont accueilli et les succès n’ont pas cessé. En 2005, au théâtre de Paris il est Salieri dans Amadeus de Peter Shaffer, avec Loránt Deutsch dans le rôle de Mozart. Une relation filiale est née entre les deux acteurs et il a été séduit par ce jeune artiste aux talents multiples qu’il considère comme un homme curieux de tout. Il a eu la sensation de lui avoir permis un élargissement dans sa diction car son débit était trop serré. Il rend hommage aussi à la jeune épouse de Loránt Deutsch, Marie-Julie Baup interprétant la propre épouse de Mozart et qu’il a trouvé bouleversante.
Dans ce même théâtre il jouera plus tard La Maison du lac d’Ernest Thompson, où il reprend en compagnie de Maria Pacôme, le rôle d’Henry Fonda. S’ensuivent les pièces jouées à La Comédie des Champs-Elysées Impromptu d’après l’œuvre de Sacha Guitry où il nous livre les secrets de cet auteur si odieusement mal traité, Prof ! de Jean-Pierre Dopagne, la pièce de Françoise Dorin, Vous avez quel âge ? et sa suite Ensemble et séparément qui réunit chaque soir Jean Piat et Marthe Villalonga. En fin d’entretien, il nous livre aussi certains secrets dont son amour de la prière pour la Vierge Marie, et ce souvenir du Liban où il écoutait deux religieuses récitant leur rosaire recto tono avec une spiritualité exceptionnelle. Jean Piat, acteur à la diction précise et au modulé vocal inimitable a aussi été la doublure de Peter O’Toole dans Lawrence d’Arabie, Lord Jim et La Nuit des généraux. Quand les grands se rencontrent…
* Extrait de la scène 3 de l’Acte 5 (Le Mariage de Figaro) :
J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! – Las d’attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fus-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail. Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l’instant un envoyé. de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie, de la presqu’île de l’Inde, toute l’Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate, en nous disant : chiens de chrétiens…
Au cours de l’entretien, à ma question de savoir si dans les grands professeurs de théâtre du moment il en recommandait un. Sa réponse fut immédiate : « Jean Périmony, car c’est un homme de Bien » (Jean Périmony nous quitté il y a plus d’une année pour rejoindre Jean Piat au Paradis, terme employé pour le balcon le plus élevé d’un théâtre l’Italienne).
Ce n’est pas sans forfanterie que je divulgue en conclusion la lettre que m’adressée Le Sociétaire-honoraire Jean Piat, queques semaines après notre rencontre :
Vendredi 8 février
Cher monsieur,
J’ai lu et… relu votre article. Je suis très touché, bien sûr, par les éloges qu’il contient, mais aussi, et surtout, par l’excellent résumé et l’analyse d’un bavardage (en désordre) que vous avez su « mettre en place » !
Je vais vous confier un secret… Au temps du Conservatoire (années 1944 – 1945), Dussane avait confié un jour à un de ses amis en parlant de moi « celui-là je ne sais pas ce qu’il fera… mais sera Monsieur Piat ! » En vous lisant j’ai le sentiment « qu’elle a été voyante »
Merci, Jean Piat
TOUT EST DIT !