Au moment de prendre la plume pour dresser cette chronique, nous apprenions la triste disparition, à 78 ans, de David Lynch né le 20 janvier 1946 dans le Montana.
Touche-à-tout de génie (peintre, photographe, designer, musicien, publicitaire), adepte des arts expérimentaux, David Lynch dépareillait quelque peu dans le paysage hollywoodien. Il n’en reste pas moins qu’il s’est imposé comme un véritable auteur, au même titre que Stanley Kubrick, Francis Ford Coppola et, plus tard, Tim Burton ou les frères Joel et Ethan Cohen. Assurément, Lynch fait partie de ces cinéastes que l’on peut aimer passionnément ou détester avec hargne. Nous appartenons sans complexe à la première école, tant il est indéniable que ce réalisateur à la filmographie aussi peu prolifique que d’une densité exceptionnelle, laisse dans l’esprit du spectateur acceptant d’entrer dans son univers – fût-il pour en sortir avec fracas et n’y plus retourner –, une lancinante musique qui l’habitera à jamais. Le cinéma de Lynch est comme une drogue dure dont on ne parvient jamais totalement à dissiper les effets hallucinatoires ; la tentation d’y revenir est littéralement irrésistible, rendant tout sevrage impossible. En dépit du sentiment de malaise qui étreint le spectateur à chaque visionnage, l’envie d’y goûter de nouveau réapparaît rapidement. Par ailleurs, Lynch, lors même qu’il est tout à fait étranger à l’univers horrifique et cosmique de Lovecraft, lui emprunte nettement sa dilection pour les mondes seconds, parallèles, souterrains, oniriques. Il ferait mentir Michel Houellebecq qui, dans son essai consacré au reclus de Providence, considérait que si l’architecture de l’écrivain « progressivement et sous différent angles » faisait qu’on s’y « déplace à l’intérieur », un tel « élément […] ne pourra jamais être restitué par une peinture, ni même par un film ». Il n’est que de faire le tour de ses films pour se convaincre de l’inclination affirmée de Lynch à l’abstraction, tout en se jouant des frontières entre rêve et réalité, mystère et irrationnel, voire horreur et fantastique.
Des avatars filmiques du ruban de Möbius
Tout commence littéralement avec Eraserhead (1976), son premier film qui devait servir, à l’origine, à valider le cycle de fin d’études de l’apprenti cinéaste, alors étudiant à l’American Film Institute (AFI) de Los Angeles. Tourné en cinq ans, ce court métrage initial de vingt minutes se transformera en long métrage de 90 minutes, dont l’AFI abandonnera tout soutien financier au bout de deux ans. Assisté d’Alan Splet qui deviendra son ingénieur du son attitré sur ses productions ultérieures, Lynch livre une œuvre étrange et surréaliste, proprement kafkaïenne et saturée de sonorités industrielles. Le film connaîtra, cependant, un certain succès ce qui lui donnera la possibilité de tourner, en 1980, son fameux Elephant Man, satire mélodramatique de la société victorienne à l’heure de la révolution industrielle et fortement inspirée du Freaks de Tod Browning (1932). Ce succès critique et populaire l’impose désormais comme le cinéaste-culte du moment. Il enchaîne le tournage de Dune (sorti en 1984) qui comptera comme son premier véritable échec, tant l’adaptation de l’œuvre monumentale de Franck Herbert s’est avérée fastidieuse et labyrinthique. Avec Blue Velvet (1986) Lynch renouera avec le public comme avec la critique. Il permet à Isabella Rossellini d’exprimer son plus beau potentiel érotique et au couple formé par Laura Dern (que l’on retrouvera dans Sailor et Lula, qui, bien qu’ayant reçu la Palme d’or à Cannes en 1990, n’a guère résisté à l’épreuve du temps) et Kyle McLachlan (pilier de la série Twin Peaks) d’apparaître comme le plus emblématique du cinéma de Lynch. L’influence hitchcockienne est évidente (comme elle le sera non moins dans Lost Highway) dans cette production qui inaugure la trilogie qu’il constituera avec Lost Highway (1997) et Mulholland Drive (2001), avatars filmiques du ruban de Möbius : « les deux côtés du ruban se retournent comme deux faces interchangeables d’une seule et même réalité, et la fin rejoint le début en une circularité infinie. On pourra dire, conclut fort justement l’ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, Thierry Jousse, que l’une des deux faces représente le rêve et l’autre la réalité, mais l’inverse pourrait tout aussi bien être vérifiable ». Lynch nous convie à une véritable passion (au sens étymologique du latin « souffrir ») de l’herméneutique cadenassée et de l’exégèse sans fin, le tout nimbé des notes sépulcrales et envoûtantes d’Angelo Badalamenti (quand ce n’est pas Lynch, lui-même qui, à l’instar de John Carpenter, compose ses propres bandes et réalise ses propres arrangements). Have sweet dreams, Mr. Lynch…