Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Comme la plupart des expositions thématiques, Soleils noirs permet d’explorer un concept et témoigne des partis-pris de ses concepteurs. La rencontre inattendue – ou presque – de Bernd et Hilla Becher, photographes allemands du XXe siècle documentant les paysages industriels, et de Piero di Cosimo, ou celle de Soulages et Joseph Vernet (Paysage, effet de clair de lune, 1759), produit toujours un effet de curiosité satisfaite. On regarde ce qu’on n’aurait jamais imaginé contempler, l’artiste paraissant trop loin de nos goûts ou le musée d’où vient l’?uvre étant au moins méconnu voire ignoré, comme le musée Léon Alègre de Bagnols-sur-Cèze et sa Pleine lune éclairant un fleuve. Intelligemment, l’exposition parle du pigment, histoire technique et histoire sociale se mêlant, du noir ouvrier au noir luxueux, celui que les teinturiers réussissent enfin à produire à grands frais à la fin du XVe et dont les tisserands s’emparent. La richesse assumée, la sévérité revendiquée, le deuil officiel et l’ostension vaniteuse de la vertu protestante se cumulent pour produire des portraits où le noir des étoffes se conjuguent avec la blancheur des dentelles et l’or des broderies, d’où émerge la tête prudente d’Elisabeth Van der Aa (Thomas de Keyser, 1628).
On se retrouve aussi avec le lot habituel d’?uvres contemporaines dont la pauvreté intellectuelle n’a d’égale que la prétention de l’artiste. Le sommet est sans doute atteint avec Adolph Reinhardt et ses Ultimate paintings des années 60, « les dernières peintures que l’on peut peindre » (Reinhardt dixit) : des carrés noirs, de même format, où un motif abstrait se laisse à peine distinguer. Il en peignit des dizaines. Il mourut. Les peintres continuèrent de peindre. Soulages imagina en 1979 l’Outrenoir, « un autre champ mental que celui du simple noir » (sic, Soulages dixit), c’est-à-dire qu’il peignit de gigantesques tableaux (Peinture 202 x 453 cm, 1979) en travaillant la matière étalée de telle sorte qu’elle accroche la lumière. L’effet est somptueusement décoratif, et on comprend que l’artiste aime les aplats d’or des primitifs. Bernar Venet, lui, répand du charbon sur le sol, rééditant, c’est émouvant, son geste de 1963. Passons sur le commentaire (« Avec son Tas de charbon, Bernar Venet fait sculpture de ce matériau ordinaire, directement déversé sur le sol, sans dimension ni forme spécifiques ») mais regardons les éclats de lumière qui jouent soulagesquement sur la matière brute, qui renvoie moins au passé minier de Lens qu’aux origines de l’art, ce charbon qu’une main saisit pour dessiner sur un mur l’ombre de l’aimé.
Le noir apparaît alors comme cette “couleur” mystérieuse qui encadre, enveloppe, révèle, donc (le Gigot de Théodule Ribot, c. 1880, est une merveille de gras blanc sur fond noir). La lune d’Alègre ne brille que par les nuages sombres accumulés autour d’elle. Les braises de Patrick Caulfield (Coal Fire, 1969) expriment exactement ce que voit, fasciné, celui qui s’absorbe dans la contemplation d’un feu dont il guette les rougeoiements. Le noir épaissit, aussi, fond, noie. Tous les clairs-obscurs reviennent en mémoire. Évidemment, le noir se prête à des considérations métaphysiques parfois un peu fumeuses. Nocturne, abyssal, le noir évoque les ténèbres, la mort, l’obscurité, les enfers, le mystère, les peurs, les abîmes, qui tous s’ensevelissent dans le mot et peuvent ressurgir sur les toiles. Le noir de la robe de L’Énigme d’Agache (1888) paraît ainsi assez mélodramatiquement paré de symboliques vertus.
On aurait aimé une toile de La Tour et que le XXe siècle fasse la part belle à la bande dessinée, Jijé ou Miller. Les panoramas conceptuels épuisent rarement un sujet, et on sent que le goût des commissaires les emporte vers les valeurs sûres du conceptualisme bien établi. Mais telle quelle, l’exposition rassemble tant d’?uvres éparses dans tant d’institutions et mélange tant de registres différents qu’on peut pardonner tel manque ou telle insistance. Et on pourra admirer sans retenue un autre Ribot, caravagesque du XIXe ayant passionnément scruté Zurbaran et Ribera au Louvre, un Saint Vincent (c. 1860). Le martyr est étendu par terre, là où les bourreaux ont abandonné le corps, et deux corbeaux défendent son corps contre les prédateurs. Le corps est si vivement éclairé que toute la scène en paraît obscurcie. Sa tête et ses cheveux se confondent avec leur ombre et celle du rocher : on ne sait pas s’il en émerge ou s’il s’y fond peu à peu, absorbé par cette noirceur. N
Il va sans dire que le musée est fermé. L’exposition a déjà été prolongée de six mois – elle a fermé avant même d’ouvrir, au moment du premier confinement… On espère qu’elle sera encore prolongée. Nul doute que l’amélioration rapide de la situation sanitaire nous permettra d’aller la voir.
Illustration : Peinture 202 x 453 cm, 29 juin 1979, Pierre Soulages, 1979, Huile sur toile H. 203 cm ; L. 453 cm, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Paris, © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais Philippe Migeat © ADAGP, Paris.