C’est bien peu de dire que tout nouvel ouvrage de Jean-Claude Michéa est en soi un événement éditorial et médiatique. Après la lecture d’Extension du domaine du capital, les inconditionnels et autres thuriféraires du philosophe se scinderont en deux camps : les ravis et les déçus. Les premiers se réjouiront certainement du fait que le maître fasse voler en éclats les derniers tabous (notamment ceux du féminisme à la Caroline de Haas ou à la Alice Coffin, de l’écologisme à la Aymeric Caron ou à la Sandrine Rousseau, ou du cosmopolitisme organique pseudo-intellectuel à la Geoffroy de Lagasnerie) qui, jusqu’à présent, le tenaient quelque peu en-deçà du Rubicon sanitaire des infréquentables. Quant aux seconds, s’ils se délecteront à leur tour des saillies politiquement incorrectes du philosophe montpelliérain devenu paysan dans les Landes, ils resteront assurément sur leur faim en se confortant dans l’impression que, depuis quelques années, leur champion semble écrire le même livre.
Les familiers de l’auteur retrouveront son style à la fois discursif et scalaire lui permettant de conduire une réflexion aussi érudite que didactique qui le mènera, dès les premières pages du livre (!), à la conclusion d’après laquelle « la forme intégralement développée du capitalisme » fait advenir ce dernier comme un « fait social total », pour emprunter le concept à Marcel Mauss. S’appuyant sur Walter Benjamin, ou Cornélius Castoriadis, mais aussi sur ses sempiternelles références canoniques que sont Georges Orwell, Karl Marx, Proudhon ou Guy Debord, l’essayiste se fait plus volontiers imprécateur. Total, totalitaire, tentaculaire, le capitalisme se veut tout à la fois englobant et arasant, mais également dissolvant sur tous les plans, anthropologique, social, culturel, moral et politique. Partant, il est un processus continu d’épuisement de tous les gisements, matériels et immatériels, humains et spirituels. Soutenu par les deux piliers fondamentaux de la société libérale que sont le Droit et le Marché, le capitalisme ne peut conduire qu’à l’atomisation monadologique de la société (« mon droit, mon choix, mon corps »). L’extension continue du domaine du capitalisme, étrécissant corrélativement le domaine de la vie humaine concrète, interdit toute possibilité de reprise en main, l’humanité n’étant plus programmée pour renouer avec ses réflexes (désormais perdus et oubliés) précapitalistes fondés sur la logique du don. Michéa souligne à bon droit le rôle crucial de l’« enseignement de l’ignorance » – qu’il a très justement dénommé dans un de ses ouvrages précédents – dans cette excavation de l’homme par l’homme, cataclysme moral et intellectuel ayant réussi « à déconstruire presque intégralement la plupart des modes de pensée rationnelle et des modes de recherches objectives qui rendaient autrefois [la propagande woke] délirante (…), absolument impossible à prendre au sérieux, ne serait-ce qu’un seul instant ». En outre, le capitalisme ne peut se stabiliser, s’immobiliser ; il lui faut se mouvoir et se déplacer perpétuellement, sauf à périr.
Il reste que Michéa subordonne l’extension du domaine du capital au libéralisme – dans ses deux versants, bifrons ou gémellaires, culturel et économique – ; mais le libéralisme participe d’autant moins de l’eidos du capitalisme qu’il se présente, en définitive, comme ce qui le rend possible, soit cette ambiance individualiste dominée par l’axiomatique de l’intérêt. C’est d’ailleurs cette recherche maximale, calculatrice et égoïste de l’intérêt qui constitue l’essence même du libéralisme, lequel, entraîné dans sa logique de maximisation sans fin des rapports humains, alimente les forges du capitalisme. Le libéralisme représente la texture du capitalisme, non sa substance, laquelle ne peut s’appréhender qu’à travers l’essence de la Technique. Pour le dire autrement, le libéralisme est sa trame, le capitalisme son mouvement, la technique, son essence.
La nature est sommée de livrer ses secrets, ses fluides vitaux les plus intimes, les plus précieux.
Comprendre le capitalisme, ses causes, ses effets, en somme son essence, suppose de partir prioritairement et préalablement, non de Marx mais d’Heidegger. De ce point de vue, la démonstration de Jean-Claude Michéa, pour toujours séduisante et souvent convaincante qu’elle soit, manque régulièrement la cible principale, l’essence. Or seul Heidegger, l’autre grand philosophe allemand que ne convoque presque jamais Michéa, a mis en exergue l’essence du capitalisme, elle-même nécessairement – consubstantiellement – confondue avec celle de la Technique. Le capitalisme a besoin de la technique pour s’étendre ; celle-ci s’entend même comme la condition première et ultime de son expansion, faute de quoi pourrait-on s’attendre à ce qu’il s’effondre sur lui-même, faute, précisément, de pouvoir croître et se développer. Dans sa célèbre conférence de 1953, Heidegger voyait dans « l’arraisonnement » (Gestell) l’essence de la Technique en ce que celle-ci « arraisonne la nature, elle l’arrête et l’inspecte, et elle l’ar-raisonne, c’est-à-dire la met à la raison en la mettant au régime de la raison qui exige de toute chose qu’elle rende raison, qu’elle donne sa raison. Au caractère impérieux et conquérant de la technique s’opposeront la modicité et la docilité de la chose ». Cet arraisonnement (se) traduit (par) une voie vers la connaissance, tant, chez les anciens Grecs, la tekhnè avait partie liée avec l’épistémè. « La technique, nous dit encore Heidegger, est un mode du dévoilement », c’est-à-dire de la vérité. La technique lève donc le voile sur ce que la nature dérobe à notre regard, ce qu’elle conserve dans le secret le plus absolu. Raison pour laquelle, dans l’Antiquité, concevait-on la tekhnè non point comme technique d’art, mais dans son acception la plus élevée de « beaux-arts ». Par là, elle était une voie au beau et au vrai ressortissant de la poiétique (ποίησις), soit, chez Platon, « la cause qui, quelle que soit la chose considérée, fait passer celle-ci du non-être à l’être » (Le Banquet, 205 b) ». Toute pro-duction (au sens du « faire », de la « fabrication » ou, mieux, de la « création ») artistique consiste, dès lors, à ouvrir (le chemin) à ce qui est occulté. Pour Heidegger, cependant, la Technique est un mode particulier de dévoilement puisque celui-ci ne « se déploie pas en une pro-duction au sens de la ποίησις. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation [Herausfordern] par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée ». Ce faisant, la nature est littéralement sommée de livrer ses secrets, ses fluides vitaux les plus intimes, les plus précieux. Toute Technique arraisonneuse s’analyse en une (viol)ation de la nature en ce qu’elle est réquisitionnée : « Le ’’requérir’’, qui provoque les énergies naturelles, est un ’’avancement’’ [ein Fördern] en un double sens. Il fait avancer en tant qu’il ouvre et met au jour. Cet avancement, toutefois, vise, au préalable, à faire avancer une autre chose, c’est-à-dire à la pousser en avant vers son utilisation maximum et aux moindres frais ». Sans doute doit-on tenir cet avancement comme l’un des avatars de ce processus exponentiel que la modernité recouvre du nom de progrès. Car avancer ne signifie rien de moins que « progresser », ce en chemins d’autant plus difficiles d’accès qu’ils se peuvent trouver obstrués, bouchés, impénétrables – au point qu’il faille recourir aux grands moyens d’extraction, d’essartage, de défrichement, de déboisement, d’arrachage. La nature, c’est-à-dire l’homme en son biotope et le biotope lui-même ne sont guère épargnés, nulle économie de moyens n’étant compatible avec une dépense instrumentale et technique d’énergie en tout point proportionnelle à la quantité requise, sollicitée, attendue, programmée. Car le dessein de la technique n’est rien de moins que commissionner ce « stock » – Heidegger use du terme « fonds » pour désigner la fonction « commissible », c’est-à-dire préposée au prélèvement, à l’exploitation sans fin ; le techno-capitalisme fait en quelque sorte « ses commissions », la nature étant littéralement « mise en demeure » de mettre son stock ou fonds à disposition : « Le dévoilement qui régit complètement la technique moderne a le caractère d’une interpellation au sens d’une pro-vocation. Celle-ci a lieu lorsque l’énergie cachée dans la nature est libérée, ce qui est ainsi obtenu est transformé, que le transformé est accumulé, l’accumulé à son tour réparti et le réparti à nouveau commué. Obtenir, transformer, accumuler, répartir, commuer sont des modes du dévoilement ». L’arraisonnement dévoile, dénude et dépouille le « fonds » et l’homme est comme à son tour pro-jeté, mis en abîme dans ce déstockage massif. Heidegger ne s’y trompe pas lorsqu’avec une ingénuité feinte, il s’interroge : « L’homme ne fait-il pas aussi parti du fonds, et d’une manière encore plus originelle que la nature ? ». L’arraisonnement se présente, en outre comme un processus ininterrompu de transformation du réel qui « partout devient fonds ». Pis, le réel dévoilé par la technique tend à se substituer au réel originel précapitaliste dans laquelle la nature ne dévoilait ses mystères que par le truchement des dieux. Le réel lui-même devient fonds. Mais, en ayant barre sur le réel, le turbo-capitalisme technicien emporte d’autres conséquences, plus graves, celles-là, d’ordre anthropologiques : l’homme croyant partout régner en démiurge, « précisément ne se rencontre plus en vérité nulle part, c’est-à-dire qu’il ne rencontre plus nulle part son être [Wesen] ». La puissance de l’Arraisonnement est telle qu’elle remplit le destin de l’homme, qu’elle fait pleinement partie de son destin. Partant, est-ce moins la technique qui paraît dangereuse que son essence, sa puissance d’arraisonnement infinie, incoercible, indestructible. Si la mégamachine peut être mortelle, le plus grand danger pour l’homme se situe bien davantage dans l’arraisonnement métastatique qui menace son être-même.
Jean-Claude Michéa, Extension du domaine du capital, Albin Michel, 2023, 268p.