Violoniste de talent, éminent musicologue, professeur à la Schola Cantorum, Eugène Borrel (1876-1962) consacra une partie de ses monumentales recherches à la musique turque.
In memoriam Robert Guilloux
Eugène Borrel montra dès l’enfance des dons précoces pour la musique et fut admis à onze ans, premier de sa promotion, au Conservatoire de Paris dans la classe de violon de Jules Garcin. Son père ayant été nommé en 1889 directeur de la Poste française à Smyrne, deuxième grand port de Turquie (aujourd’hui Izmir), toute la famille s’y installa pour une dizaine d’années. Et Eugène de quitter le Conservatoire à quatorze ans pour suivre les siens en Anatolie. Ce fut au Collège français du Sacré-Cœur, tenu par les Lazaristes, qu’il termina ses études classiques couronnées par deux baccalauréats ès-lettres et ès-sciences. Il effectua alors un voyage à travers la Grèce continentale et les îles, prélude à d’autres séjours en cet Orient dont la civilisation le fascina d’emblée.
Un chef de file méconnu
À son retour en France, Eugène Borrel compléta sa formation par une année de mathématiques spéciales au Lycée de Toulouse, se présenta à Saint-Cyr et à Polytechnique, mais l’amour de la musique l’emporta. Il reprit des cours à l’École Niedermeyer avec Gustave Lefèvre (harmonie, contrepoint et fugue) puis à la Schola Cantorum avec Amédée Gastoué (plain-chant) et Vincent d’Indy (composition). Parallèlement, il officiait au pupitre de violon dans l’Orchestre des Concerts Colonne et donnait de nombreux récitals à travers la France. « Il s’est montré par l’impeccabilité de son jeu et la pureté de son style, très au-dessus des virtuosités ordinaires » estimait l’Annuaire des Artistes. « Sa connaissance de tous les secrets de la technique ancienne lui permet d’en donner des exécutions d’une rare valeur » (La Tribune de Saint-Gervais).
Eugène Borrel.
Avec Félix Raugel, il fonda en 1908 la « Société Haendel ». Camille Saint-Saëns en fut le président d’honneur, le comité artistique étant composé de Gabriel Fauré, Alexandre Guilmant, Vincent d’Indy et Charles-Marie Widor. Au cours de ses six années d’existence, plus de 150 œuvres anciennes furent montées, dont plus de la moitié en création ! Mais l’institution ne survécut pas à la Première guerre. Plus tard, l’infatigable Borrel mit sur pied la « Société Philharmonique J.-Ph. Rameau ». En tant que professeur de violon à la Schola Cantorum de 1911 à 1934, il s’attacha à faire revivre les concertos de Vivaldi et Tartini. Il dirigea aussi la Confrérie Liturgique qui dispensait des leçons de grégorien et fut nommé maître de chapelle de Saint-François-Xavier en 1920. Il publia de nombreux articles sur la musique ancienne ainsi qu’un livre de référence : L’interprétation de la musique française de Lully à la Révolution (1934).
Sa modestie n’eut d’égale que son importance dans le mouvement de connaissance de l’art des Anciens. Son activité débordante et son infaillible compétence l’imposèrent comme un chef de file de la résurrection de la musique baroque et préclassique. « En vérité, écrit Alexis Galpérine, il n’est pas exagéré de dire qu’il fut directement à l’origine, tout au moins pour ce qui concerne la France, de la révolution esthétique qui entraîna une lecture ou relecture nouvelle du patrimoine ancien ; une entreprise militante d’interprète et de théoricien d’une portée considérable, initiée avant la Grande Guerre, qui s’approfondit dans l’entre deux-guerres, avant de s’imposer définitivement à partir des années 1950. »
Apôtre inlassable, ardent défenseur du patrimoine, d’une culture encyclopédique, Borrel était admiré par tous. Ami intime de Léon Bloy, il fréquenta également Georges Rouault, Jacques et Raïssa Maritain, Georges Auric, Edouard Souberbielle, le Père Léonce Petit et Ricardo Viñès, tous deux proches de Debussy et de Ravel.
Journal d’Orient
« La splendeur de l’Orient avait avivé en lui l’amour des belles choses. Séduit par le charme des mélodies orientales et possédant à fond le grec ancien et les langues du pays, Eugène Borrel étudia les musiques byzantine, arménienne et turque, et exécuta des travaux dont il prépara la publication, et qui ont attiré sur lui l’attention de l’érudit Bourgault-Ducoudray » (Emile Risacher). Sa compréhension d’ouvrages orientaux inconnus de tous les musicologues européens lui permit de livrer plusieurs études remarquables : La musique turque (1922), Mélodies israélites recueillies à Salonique (1924), Sur la musique secrète des tributs turques Alévi (1934), La confrérie d’Ahi Baba à Tchankiri (1936), La musique arabe au XIIIe siècle (1939), etc. En 1928, Ahmet Adnan Saygun, l’un des plus importants compositeurs turcs du XXe siècle, se rendit à Paris étudier à la Schola Cantorum sous la férule de d’Indy et Borrel. Tout naturellement, il noua avec ce dernier d’indéfectibles liens d’amitié. L’Orient que pénètrent et révèlent les travaux de Borrel n’a rien des scènes exotiques du Romantisme ou des tableaux de genre générés par l’époque coloniale. C’est plutôt la pertinente vision du Voyage au pays du Levant de Maurice Barrès qu’il complète et prolonge.
À sa mort en 1962, son filleul, l’universitaire Robert Guilloux (1932-2018), par ailleurs excellent musicien, recueillit pieusement l’ensemble de ses partitions et archives et tenta de les valoriser. J’ai sous les yeux les lettres qu’il envoya à la Bibliothèque Nationale de France, à l’Institut du Monde Arabe, ainsi qu’à d’autres organismes, pour leur léguer les recherches de Borrel sur la musique turque. Aucune réponse ne lui étant jamais parvenue de la part de ces institutions, il décida de confier l’intégralité de ce fonds au Centre International Albert-Roussel où il est actuellement conservé.
Le 9 octobre dernier, passant devant le domicile poitevin de feu Guilloux, mon regard fut attiré par une benne : un brocanteur achevait de vider son appartement. Intrigué par quelques liasses, je demandai l’autorisation de les récupérer et pus emporter une brassée de papiers manuscrits. C’est ainsi que les photographies et la correspondance de guerre d’Eugène Borrel furent sauvées de la déchetterie. Ce « journal de guerre » d’environ mille pages constitue un document historique de première importance. Officier-interprète affecté dans les Dardanelles en 1915, décoré de la Croix de Guerre avec félicitations, Borrel y consigna avec force détails toute son expérience jusqu’en 1918. S’y mêlent notations sur le quotidien des indigènes, la vie des soldats au front et dans les tranchées, le déroulement des opérations militaires, réflexions philosophiques, considérations artistiques,… L’acuité de son regard est rehaussée par une narration élégante et une superbe élévation de pensée. « Le pire tourment est d’aimer la Beauté et la Grandeur et d’être obligé de vivre avec des êtres bas et méchants (17 juillet 1916). » Puisse la publication future de ce témoignage capital attirer l’attention sur un artiste hors du commun et contribuer à une revalorisation de la place d’Eugène Borrel dans l’histoire de la culture occidentale.
Illustration : Borrel dans les Dardanelles.