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Ernest Ansermet : le mythe réactualisé

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Ernest Ansermet : le mythe réactualisé

Le légendaire Ernest Ansermet (1883-1969) a laissé un legs discographique prodigieux à la tête l’Orchestre de la Suisse romande dont il fut le directeur musical durant cinquante ans. Un coffret de 45 CD sous label Scribendum nous propose en version remasterisée la totalité des enregistrements stéréophoniques réalisés entre 1954 et 1963, florilège de ses interprétations des répertoires français et russe, dans lesquels il excellait indéniablement, mais aussi plongée fascinante dans le monde symphonique germanique.

Musique et mathématiques

Ernest  Ansermet naquit à Vevey d’un père géomètre et d’une mère institutrice, qui pratiquaient la musique en famille. Il s’initia à la clarinette chez son grand-père à Mont-la-Ville, puis étudia simultanément le calcul intégral et la musique, si bien qu’il obtint en 1903 sa licence ès-sciences et mathématiques de l’Université de Lausanne. Tout en préparant une thèse en Sorbonne, il devint en 1905, au Conservatoire de Paris, l’élève d’André Gédalge (contrepoint) et de Louis-Albert Bourgault-Ducoudray (histoire de la musique). Il paracheva ses études à Munich et Berlin, assistant à la Philharmonie aux répétitions dirigées par Weingartner, Strauss, Nikisch, Mottl avant de tenir la partie de triangle ou de grosse caisse au sein du Blüthner-Orchester. Ainsi son formidable sens du rythme lui venait-il des percussions qu’il avait pratiquées.
De retour en Suisse, il enseigna les mathématiques au collège de Lausanne et, en 1911, fit ses débuts au pupitre en dirigeant avec succès un concert symphonique. L’année suivante, il succéda à Francesco de Lacerda à la tête de l’Orchestre du Kursaal de Montreux. Ansermet y déploya une intense activité, programmant beaucoup de musique contemporaine. Il vouait un véritable culte à Debussy, qu’il avait rencontré à Paris. Sur les bords du Léman, il se lia d’amitié avec Henri Duparc, puis avec Maurice Ravel. À Clarens, « un certain jeudi après-midi, comme j’étais déjà féru de musique russe, j’ai vu arriver dans ma chambre un petit bonhomme qui s’est présenté, c’était Igor Stravinsky. » Un lien indéfectible unira les deux hommes. C’est alors que Diaghilev, privé de son chef Pierre Monteux, mobilisé en 1915, demanda à Ansermet, sur la recommandation de Stravinsky, de diriger l’orchestre des Ballets russes. Les tournées aux États-Unis, en Italie, en Espagne, en Argentine établirent sa notoriété. Cette collaboration dura jusqu’en 1923 et valut à Ansermet de créer Parade, de Satie, Le Tricorne, de Falla, Le Chant du Rossignol, Pulcinella, Les Noces, Renard, Histoire du Soldat de Stravinsky, Chout de Prokofiev, etc.

Bâtisseur d’orchestre

Afin de satisfaire ses ambitions, notre Vaudois fonda le 18 octobre 1918 l’Orchestre de la Suisse romande (OSR), dont le premier concert officiel eut lieu au Victoria Hall le 30 novembre… Et le visionnaire démuni sollicita mécènes genevois et artistes de ses amis pour pérenniser l’orchestre avec une efficacité tout helvétique.
Dès 1925, Ansermet dirigea régulièrement les grandes formations d’Europe, d’URSS et du Nouveau Monde. Appelé en 1930 à l’Orchestre symphonique de Paris aux côtés d’Alfred Cortot, il participa aussi, de 1930 à 1932, à la formation de l’Orchestre national du Mexique. En 1967, il effectua une tournée au Japon, où sa cote de popularité était immense, et le 18 décembre 1968, il dirigeait son dernier concert au Victoria Hall. Fustigeant l’impasse dodécaphoniste, il a collaboré sans relâche avec les compositeurs de son temps et d’innombrables premières auditions d’Honegger, d’Hindemith, de Bartók, de Stravinsky, de Martinů, de Frank Martin figurent à son actif.

Penseur et pédagogue

Sa formation de mathématicien a nourri une profonde réflexion sur l’essence de la musique dont l’évolution le préoccupait. Dès 1945, il jetait les bases de son livre Les Fondements de la musique dans la conscience humaine. Il participa l’année suivante avec le philosophe Karl Jaspers aux Rencontres internationales de Genève. Ansermet croyait fermement aux vertus de l’éducation et de la transmission, animant moult conférences et dirigeant des concerts pour les enfants. Grâce aux disques et aux émissions diffusées sur Radio Genève, il fut, en son temps, presque aussi célèbre que les Beatles ! Leonard Bernstein n’en reprit-il pas plus tard le concept à la télévision américaine ?

Une épopée discographique palpitante

La somme discographique enregistrée avec l’OSR demeure capitale. Passionné de technique de prise de son, il réalisa ses premiers 78 tours en 1916 à New York et continua à enregistrer, principalement pour Decca dont il fut une des principales vedettes dès 1947. Il exigeait une captation naturelle respectant les subtilités de son orchestre : « Je n’ai jamais voulu qu’un micro vienne s’interposer pour pousser artificiellement une nuance. C’est au musicien de jouer plus ou moins fort pour rétablir l’équilibre. » Il en résulte une impressionnante limpidité.
Ansermet grava de nombreuses œuvres de Rimski-Korsakov dont il restitue la luxuriance instrumentale, livrant une vision de Shéhérazade et de La Grande Pâque russe d’une beauté sidérante. Il insuffle à la Kikimora de Liadov une intemporelle magie et aux symphonies et ballets de Tchaïkovski une remarquable intensité dramatique. Les Tableaux d’une exposition de Moussorgski étonnent par l’ampleur et la majesté de sa conception. Il cisèle et enflamme les fresques de Prokofiev (Roméo et Juliette) et de Stravinsky (Le Sacre, L’oiseau de feu).
Ses Debussy, Ravel et Roussel (Symphonies 3 et 4) constituent d’étourdissantes références. Équilibre, précision, élégance, enthousiasme caractérisent ses interprétations fouillées à la recherche de l’expression juste. Pour Ansermet, l’analyse ne doit jamais tuer la vérité de l’expression musicale. Une extraordinaire élévation spirituelle imprègne la 3e Symphonie avec orgue de Saint-Saëns. Nous redécouvrons avec bonheur sous sa baguette quelques séduisantes raretés : Raymond de Thomas, Zampa d’Hérold et même la pétillante Coppélia de Delibes ou la rare suite de La jolie fille de Perth de Bizet. Ses compatriotes Honegger (2e symphonie) et Frank Martin (Etudes) sont défendus par un orchestre qui ne ménage guère son énergie.
Si son Haydn nous paraît conventionnel, ses ouvertures de Weber restituent les brumes mystérieuses des sagas nordiques. Les symphonies de Beethoven sont brillantes et tempétueuses à souhait. Michel Plasson soulignait d’ailleurs son étonnant « rebond rythmique » dans la pulsation. À la Bataille des Huns de Liszt, préférons la noirceur tellurique du Chasseur maudit de Franck. Ses symphonies de Brahms contiennent de merveilleux moments. La souplesse des lignes sous-tendue par un dynamisme contenu accentue le tragique, comme dans la bouleversante progression dramatique de la 4e Symphonie.
Entre Furtwängler et Celibidache, la figure tutélaire d’Ernest Ansermet trône en majesté au Panthéon des chefs d’orchestre.

À lire :
  • Ernest Ansermet, Les Fondements de la musique dans la conscience humaine, et autres écrits, Bouquins, Robert Laffont.
  • François Hudry, Ernest Ansermet, pionnier de la musique, L’Aire musicale.
À écouter :
  • The art of Ernest Ansermet, Orchestre de la Suisse Romande, Stereo Recordings 1954-1963, 45 CD Scribendum SC 831.

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