Civilisation
De nouveaux types de dictature qui attestent le retour de la prévalence de la Realpolitik
Le caractère révolu des dictatures fascistes et communistes.
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La littérature aime jouer du pouvoir d’enchantement des lieux, comme nous le montrent deux livres récents, La carcasse du Bon Secours de Dominique Thomas, et 10, villa Gagliardini de Marie Sizun.
Dominique Thomas, acteur, scénariste et écrivain, est l’excellent commissaire divisionnaire Tricard dans la saison 2 de la série télévisée Les petits meurtres d’Agatha Christie ; l’y avoir vu permet de mieux apprécier l’atmosphère de son roman, publié chez Alain Adijès éditions. Il y raconte ce que déclencha dans l’imaginaire d’un garçon de 10 ans la rencontre protectrice de Fernand Bachelard, géant de foire surnommé Atlas, retiré chez sa mère qui tient un café avec pompe à essence. Que cela se passe à Bon-Secours, un hameau à cheval entre la Belgique et la France, est significatif, car la frontière entre deux pays si proches figure d’autres lignes de tension troublantes, comme celle qui éloigne le chocolat belge du plaisir d’en manger, ou celle qui garde la réalité solide à l’abri du rêve, ou encore celle qui lie mystérieusement la vérité de l’amour qui se fait au lit aux cerfs-volants multicolores de la rêverie sentimentale. Pour mettre un peu d’animation dans ce trou, l’auteur nous invite à franchir avec Mieke, la jolie blonde époustouflée par la taille du pompiste, et la pointure supputée des chaussures qu’elle pourrait lui vendre, « la frontière invisible qui séparait son magasin de chaussures du café du géant ».
Fernand, de son côté, se plaît à tenter d’entrevoir la charmante vendeuse qui installe une banquise de ouate dans sa vitrine. Hélas pour son gros cœur, Mieke est fiancée à Gaspard, et enceinte de ses œuvres, lequel Gaspard possède une casse où finissent quelques-unes des automobiles excitées qui déboulent la pente française en face de la basilique belge de Notre-Dame du Bon Secours. Car les voitures ont leurs pulsions et leurs émois, comme des tas d’autres choses, dont une tête de cheval qui sert d’enseigne à la boucherie locale.
Gaspard emploie un commis manchot d’un bras, petit plaisantin qui a de curieuses idées de réclame : il propose d’employer la grande carcasse du géant à porter une affiche où on lira : « la car-casse du Bon Secours », créant un double audacieux du pèlerinage local en suggérant une Notre-Dame à la fois géante et mécanicienne, salut des cars emboutis. L’auteur joue avec les mots comme il joue avec les frontières : on ne sait pas toujours si on est dans la réalité des faits et des mots justes, ou dans les constructions d’un imaginaire emballé par les fantaisies langagières. Il a même des trouvailles gamines, osant des fautes de français énormes pour qu’on les voit bien, comme on ne peut rater de voir Fernand dans son café, ou servant de l’essence ; ces fautes de français deviennent des farces faites à la langue, et c’est aussi le F(f)rançais pris en faute, ce à quoi adorent s’adonner les douaniers belges, au risque de bloquer la frontière. Le Franchouillard, vrai ou faux, les énerve, particulièrement quand il leur dit par plaisanterie : « je suis un gangster et c’est ma poule » (c’est Gaspard qui s’amuse en promenant Mieke dans sa Facel Véga, qui est aussi la voiture du commissaire Laurence dans Les petits meurtres). Ah, ces douaniers et leur « aquarium » ! comme ils fleurent bon le vieux temps de la contrebande à grosse poitrine (où on cachait le tabac fraudé) !
Tout le monde aimant jouer des rôles, pourquoi pas la bouchère ? D’origine allemande, elle se prend pour un officier de la Wehrmacht depuis qu’elle a trouvé de belles bottes chez Mieke, qu’elle fait claquer en servant, ce qui énerve son mari, un gros imbécile qui signe ainsi son arrêt de mort : sa femme le tue à coup d’enseigne chevaline, si ! si ! Du coup, l’inspecteur de police entre en conversation serrée avec la tête d’équidé, tombée si à propos sur le crâne du boucher fin saoul – c’est un poivrot ! – tête de lourd métal qu’il voudrait bien forcer à avouer son crime. Mais je ne vais pas tout vous dire, parce qu’il y en a d’autres, des drôles d’histoires dans ce roman qui évoque Les fruits du Congo du grand Alexandre Vialatte, comme le rêve sacrificiel que déclenche une ogresse maternelle qui doit faire pipi, les peurs que provoquent des pères inquiétants qui ont des « mains de tabac », sans oublier ces lâches, qui ne font pas le poids devant le géant, dont la colonne vertébrale pourtant ne veut plus se plier, d’où le fait que les baisers du bon bougre tombent sur le haut du crâne – question de géométrie. L’auteur y parle encore accessoirement de sa vocation d’écrivain, qui naît dans une maison qui s’effondre, juste à la frontière entre la tendresse et la tragédie. On devrait lui élever une statue à Bon-Secours, colossale, ça va de soie – ris !
Marie Sizun n’écrit certes pas dans le même registre. 10, villa Gagliardini (éd. Arléa) roule cependant sur ce lieu qui fait titre, où l’écrivain a vécu jusqu’à ses 16 ans, un lieu « coquille […] un être vivant, fraternel, jumeau. Il est moi comme je suis lui. » Elle est née dans cet appartement « très petit », juste avant que son père « soit envoyé au front, fait prisonnier » ; elle fera sa connaissance à 4 ans et demi, et ce ne sera pas drôle : les retrouvailles attendries, c’est bon pour les contes de fées, pas « pour de vrai ». Avant son retour, c’était Noël : « le bonheur semé par ma mère est partout. Il est de chaque instant. » Ensuite, ce sont les chagrins, les scènes pour faire manger la petite fille trop maigre, les colères contre sa prétendue sottise, qui n’est que le résultat de sa peur du « mari de sa mère ». Heureusement, si je puis dire, ils vont divorcer ; ce sera le manque d’argent, la misère plus noire, mais aussi le retour de la complicité, le changement d’école et la reverdie de l’invention et de l’intelligence : « je n’étais plus l’idiote de l’École des Sœurs ».
La mère de Marie Sizun était un être délicieux, terriblement humain aussi, mais si inventive, si sensible, si forte dans l’adversité ! On sent que l’auteur a pour elle une admiration que nulle faiblesse entrevue ne pourra faire fléchir. Il faut dire qu’elle sème la poésie sur le monde comme d’autres y font pleuvoir les désastres. Elle a ainsi su faire de l’enfance étriquée de sa fille une escapade au pays des contes, lui montrant qu’on peut entrer en amitié avec un balai croisé dans une quincaillerie, ou avec une « petite lampe à abat-jour rouge qui lui aurait souri depuis la vitrine du magasin. » Elle lui enseigne que la cuisine est un « lieu des métamorphoses », à la fois l’antre d’une sorcière qui fait sortir d’un champignon une écume jaunâtre, et le cabinet d’une fée qui en tire le linge « propre et parfumé ». Son talent de dessinatrice en fait une pédagogue remarquable : « Elle me montre des phrases et des mots que je commence à reconnaître à leur forme, à leur dessin. Elle me dit aussi que le son des mots évoque leur dessin, que c’est un jeu. Une magie, dit-elle. J’écoute. Ça me plaît. Je vais très vite savoir lire. »
Quand on lui aura trouvé une bonne école, ce sera la découverte de l’amitié, de nouveaux bonheurs. Hélas (j’abrège), d’autres événements troublent l’enfant, elle n’est plus apaisée par l’appartement, qu’elle ne reconnaît plus. Elle tombe gravement malade, retrouve les douceurs de l’enfance depuis son lit. Marie Sizun nous conte cette résurrection avec un art qui fait venir les larmes aux paupières ; on est proprement enchanté par son talent, la finesse de ses analyses, faites sans peser, par touches délicates, dans un style à l’aquarelle. L’enfant convalescente se plonge dans Anatole France, Loti, Giraudoux : « je redevenais un peu intelligente. Le bonheur ! » Quelle notation ! une juxtaposition de deux mots, et c’est toute une sagesse révélée ! Oui, le vrai bonheur n’est ni dans les biens consommés, ni dans les machines à penser, elle est dans l’intelligence vivante, qui fait comprendre comment le monde, les êtres et les choses fonctionnent, et il n’y a que les livres, ceux de ces auteurs classiques négligés et tant d’autres, qui puissent la développer.
Il y a des rencontres éblouissantes : nous avons tant besoin de croiser des hommes providentiels ! Déçue par son lycée, Marie préfère se cloîtrer dans les soins ménagers pour aider sa mère. Voilà que le docteur lui demande des nouvelles de ses études. « C’était un gros monsieur toujours essoufflé, doté d’un accent oriental chaleureux et d’un cœur d’or. » Apprenant qu’elle y a renoncé, il lui fait une scène : « Est-ce que j’étais folle ? » fulmina-t-il. Il fut décidé qu’elle redoublerait dans un autre lycée. Marie était sauvée. Elle reçut comme une grâce ceux de ses nouveaux professeurs qui surent l’illuminer. Il y eut encore des humiliations, dues à la pauvreté, à l’absence de salle de bains à la maison, à l’ignorance du déodorant, mais elle apprit à les affronter, à s’affermir.
Bien plus tard, Marie Sizun revient sur le lieu enchanté. « C’était vers le soir, un de ces soirs d’été aux fenêtres ouvertes, tranquilles et lumineux. Des enfants sur leurs vélos décrivaient des cercles silencieux. Quelqu’un, quelque part, a crié un nom. C’était comme si le temps n’avait pas passé. » La perfection du style, quelle magie !