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ENA, quand tu nous tiens…

Une exploration ethno-zoologico-littéraire de la variété énarque de l’espèce humaine, entre vitrines éblouissantes et bouchots humides.

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ENA, quand tu nous tiens…

École Normale d’Administration – autre nom de l’École des Ninoches Abouliques – ou comment on introduit le virus du communisme dans les bureaux des cabinets ministériels, préfectoraux, et autres, avec la complicité des descendants toujours plus hébétés des ronds-de-cuir de Courteline. Ce visionnaire a décidément tout dit de notre malheur, qu’il voyait se mettre en place. Il suffit de lui demander de nous éclairer pour que tout devienne lumineux.

En premier lieu, les fous prirent le pouvoir en annonçant qu’il y avait « la goutte à boire là-haut » (voir Les balances), puis ils installèrent les assoiffés sur des chaises avec assise en cuir, et leur apprirent à savourer, plutôt que l’eau-de-vie, la « prose administrative » (voir Messieurs les ronds-de-cuir). Il va de soi que la prose que buvotaient les contemporains de Georges s’est beaucoup améliorée depuis pour devenir une langue à part entière que seuls les initiés comprennent. D’où la nécessité d’une école pour enseigner cette nouvelle langue aux élus. Bien qu’elle se rapproche de la novlangue, elle est toute différente. La novlangue est une langue de carton-pâte pour donner l’illusion du langage intelligible, tandis que la nouvelle langue est un outil de décervelage qui exalte la joie de gouverner les veaux et les moutons (voir cette fois Ubu Roi, de Jarry) en les conduisant, au choix, à l’abattoir, ou sur le haut de la falaise d’où se découvre la mer d’un avenir tellement radieux qu’il pousse irrésistiblement à s’y noyer – n’oublions pas que ce sont les fous qui ont pris le pouvoir.

Scier la branche

Un des autres bonheurs qu’on enseigne dans cette école réservée aux meilleurs, c’est l’art de scier la branche sur laquelle on est assis, mais de la scier juste assez pour qu’elle casse sous le poids d’un ambitieux quelconque qu’on pousse à s’y asseoir en lui jurant qu’on y est très bien. Au pays des fous, il ne manquera jamais d’ambitieux pour accepter de s’asseoir sur une branche sans même vérifier qu’elle est solide. Et même s’ils ont vu des dizaines de malheureux se casser la figure, il s’en trouvera toujours assez pour tenter l’aventure à l’invitation des distingués énarques.

Il ne faut surtout pas croire que l’ambitieux qui s’assoit sur une branche au trois-quarts sciée le fait dans le but d’exercer un pouvoir véritable. De même que le corbeau ne s’est pas perché sur un arbre pour laisser tomber son fromage dans la gueule du renard (voir La Fontaine), l’ambitieux qui monte sur une branche ne le fait ni pour y régner ni pour en dégringoler, mais seulement afin que chacun l’admire. Car l’ambition, qui rend encore plus fou que le commun des mortels, fait croire que si tant d’imprudents en sont tombés, c’est parce qu’ils ne savaient pas se tenir sur une branche précaire sans s’agiter, alors qu’il ne faut qu’y briller.

L’énarque est comme la moule sur son bouchot : il déteste par-dessus tout bouger, mais il sait que la mer reviendra toujours le nourrir.

Revenons à notre remarque antérieure : ce ne sont pas ceux qui montent sur la branche qui exercent le pouvoir, mais les énarques qui les y font monter pour s’amuser un peu. Car la vie de l’énarque diplômé serait trop triste s’il ne pouvait pas se détendre. En effet, le futur énarque est choisi sur concours parmi les personnes affligées d’un caractère morne et sans relief ainsi que d’une forme d’inintelligence très particulière que l’ENA va développer. Cette forme d’inintelligence est difficile à déceler parce qu’elle se cache sous de brillantes capacités pour étudier les choses les plus inutiles et les plus ennuyeuses, celles qui n’ont aucun rapport avec la réalité de la vie. Si bien que le jeune homme élu passe pour un surdoué alors qu’il est ce qu’on appelait au bon temps des rois un sot, c’est-à-dire quelqu’un qui enregistre si vite ce qu’il lit ou ce qu’on lui dit qu’il reste parfaitement incapable de comprendre ce qu’il a mis en mémoire et qu’il confond avec un authentique savoir, car on ne lui a pas appris à distinguer un entrepôt d’un atelier. Rien d’étonnant à ce que ce genre de personnes aient une passion incoercible pour l’ordinateur, une machine qui fonctionne comme eux, quoique à une vitesse très supérieure ! L’élément principal de ces machines est la mémoire de stockage, et le mécanisme essentiel en est une sorte extravagante de batteur qui associe les éléments mémorisés selon des processus aussi inéluctables que ceux que met en œuvre le destin illustré par les tragiques grecs.

La taupe de Cocagne

On vient de vérifier cela avec la crise sanitaire. Un médecin de bon sens cherche à soigner les malades avec les moyens les plus efficaces parmi ceux qui sont à sa disposition. Un énarque, au contraire, commence par établir des protocoles et des règlements en brassant tout ce qu’il sait : il appelle cela consulter des experts scientifiques. Il ordonne alors aux médecins des hôpitaux de vider leurs services des malades qui y sont afin de préparer des lits pour ceux qui vont arriver. Il interdit de soigner ceux qui n’entrent pas dans les descriptifs envoyés en urgence. Il interdit d’employer des médicaments connus afin de mettre en place de nouveaux protocoles plus innovants. Il enjoint les populations assistées de se conduire de manière nouvelle et responsable. Il teste leur docilité citoyenne en leur disant que tel objet ne sert à rien avant de le rendre obligatoire. Surtout, il oblige tout le monde à porter un papier réglementaire et parfaitement inutile. Ainsi les choses deviennent plus compliquées, plus désastreuses, mais au moins, elles sont organisées selon les normes et règles qui forment le bruit de fond d’une cervelle d’énarque. Ajoutons que l’énarque étant affligé de la vue courte des taupes sans pour autant posséder leur sens de la bonne direction, il est incapable de prévoir la suite de ses actes les plus mirobolants. Ayant mis en place les conditions qui ruinent l’économie, il chante les bonheurs immanquables des jours d’après qui ne seront plus comme avant : bercé dès son enfance par les lendemains qui chantent, il ne peut pas penser l’avenir autrement que comme une entrée au pays de Cocagne.

La moule d’étagère

On voit aussi que l’énarque est poète, car il a pour les mots et les discours ronflants une passion immarcescible. Il va de soi qu’il est poète comme on l’est à l’ENA, c’est-à-dire qu’il confond les clichés, les mots creux et les phrases chantournées avec l’invention verbale qui monte du chant de la langue contrôlée par une oreille juste. Il existe quelques variantes, certes. Certains énarques sont secs en propos, d’autres dégoulinants de bave logorrhéique, mais le fond reste le même : ils vivent les yeux rivés sur les lointains de leurs rêveries sans aucune capacité à percevoir l’univers du réel proche, ni les gens qui y vivent, qu’ils appellent gentiment des sans-dents, des paresseux ou des cloportes, sauf quand ils s’adressent à eux dans l’étrange lucarne, car ils sont alors des chers compatriotes à qui ils expliquent leurs décisions époustouflantes avec ce brin de condescendance qui ne les quitte jamais.

On connaît surtout l’énarque d’étagère, celui qui s’expose au public pour le faire profiter du plaisir de le contempler. Mais les plus nombreux, et sans doute les plus dangereux, vivent dans des espaces clos pour lesquels ils ont subi une adaptation spéciale. Là, allant de machines en réunions, ils élaborent les plans les plus fascinants, les projets politiques les plus formidables. Ainsi de cette réforme des retraites qui doit être la grande merveille de notre temps. On aurait pu faire depuis belle lurette les adaptations nécessaires. Mais l’énarque est comme la moule sur son bouchot : il déteste par-dessus tout bouger. Comme la moule, il sait de science certaine que la mer reviendra toujours le nourrir ; mais comme la moule, il ignore qu’il est cultivé pour être exploité puis mangé. Aussi subit-il avec patience les marées de problèmes, puis quand la lassitude fait retomber le flot ou que de nouvelles lunes sont venues soulever ailleurs les cervelles agitées, il construit de grandioses architectures de nuées qu’il décide d’imposer aux petits oiseaux. Il veut tout changer, puisqu’il est incapable de faire les interventions simples et modestes qui remettraient une machine grippée en bon état de fonctionnement. Ignorant superbement l’infinie diversité des situations réelles, il brasse les chiffres et les projections et produit un tintamarre où une chatte ne retrouverait pas ses petits (j’aime proposer des images incohérentes, car j’ai un faible pour monsieur Prudhomme, dont l’énarque est une variété moderne plus abondamment informée – voir pour d’autres détails Henri Monnier : la littérature est une réserve inépuisable d’exemples et de réflexions).

Bref, je crois en avoir assez dit pour que mon lecteur ait une furieuse envie de retourner à ses bons livres, s’esbaudissant « tout à l’aise du corps et au profit des reins » ! selon le conseil de notre toujours excellent maître François Rabelais.

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