France
Blocage politique momentané, ou décomposition du système ?
L’évolution de la situation politique française est très préoccupante. Mais est-ce conjoncturel, ou le signe d’une décomposition profonde ?
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L’occasion se présente de prendre notre essor « vers les champs lumineux et sereins » avec Pierre Manent et son Pascal et la proposition chrétienne (Grasset). Non que cet essai soit sans défauts, mais sa hauteur de vue, la richesse de ses analyses, la passion pour le service des âmes dont il est animé, le recommandent à notre attention.
Constatant que nos contemporains ont sombré dans l’indigence spirituelle en s’écartant du christianisme, que l’État souverain, en se boursouflant dans la ligne qu’il a pris « au mitan du XVIIe siècle », est devenu notre directeur de conscience par usurpation, observant par ailleurs que Pascal aurait réagi contre ce mouvement qu’il aurait vu naître, l’auteur propose de revenir aux Pensées afin de découvrir comment et pourquoi la « grandeur de l’âme humaine » s’est abîmée. Reprenant certains textes célèbres de Pascal, l’auteur les met en résonance avec ceux de quelques écrivains qui partagent ses préoccupations, afin de préciser les étapes de notre effondrement, puis de reformuler en termes clairs et stimulants « la proposition chrétienne », qui en est le remède.
Convaincu que Pascal n’a pas voulu apporter de preuves, il pense que le texte du Pari veut rendre attentif à ce que le Christ nous propose, plutôt qu’il démontrerait l’existence de Dieu, ou la vérité du christianisme. Car la raison démonstrative, à sa place dans l’ordre de la géométrie, n’a aucun titre à régir l’ordre de la charité, qui est l’ordre de l’amour offert, auquel le cœur seul doit répondre, le cœur ou la volonté, puisque la volonté siège dans le cœur. La foi serait donc un choix volontaire en réponse à la proposition de l’amour. Pascal invitait l’incroyant de bonne foi à considérer attentivement ce qu’on lui propose, et à retrouver sa capacité à user de sa liberté de choisir ; Pierre Manent pense que ce programme est plus que jamais d’actualité.
Le monde a en effet anesthésié notre capacité à exercer notre liberté, il nous a remis entre les mains de l’État souverain laïc, qui dicte ses règles et ses choix, imposés par les seules lumières de la raison. Les « Lumières » du XVIIIe siècle ont joué un rôle central dans cette évolution désastreuse, qui se serait amorcée au XVIIe siècle sous Louis XIV, et selon la pensée issue de la Réforme, consolidée par Descartes et Hobbes. Pierre Manent, en maniant ces grandes perspectives, flatte le goût que nous avons pour les beaux alignements historiques.
Néanmoins, quelques raccourcis douteux nous obligent à rester en alerte. D’abord l’amalgame, qui place Machiavel, Luther et Montaigne dans le même panier (p. 50) ; puis une formule expéditive sur la révocation de l’Édit de Nantes (p. 55), qui sent son lieu commun universitaire ; enfin, un éloge convenu de Montesquieu (p. 138). Ainsi mis en éveil, on ne peut qu’être agacé par l’analyse de la pensée de Descartes (p. 153 et suivantes), qui ne repose que sur les morceaux choisis ordinaires, coupés de leurs prolongements, et laissant de côté des textes essentiels, comme le Traité des passions. Si on revient au projet affiché, on s’étonne que, puisque Pascal n’est pas un théologien, ce que l’auteur signale plus loin, qu’il s’est de lui-même écarté de l’orthodoxie, comme l’auteur le rappelle p. 243, qu’il a été mis à l’Index pour ses erreurs, on parte cependant de lui pour retrouver « les termes exacts […] de la question chrétienne ». D’autant qu’on nous ressert la sottise indurée d’un Montaigne chrétien douteux afin de mieux garantir la qualité du chrétien Pascal, qui un jour eut la fusée de condamner le « sot projet » de se peindre, qui anima celui qu’ailleurs il présente comme son maître.
Car, si Montaigne a voulu se peindre, ce projet ne fut point sot ; ayant prévu l’objection (ce qui suffit à indiquer que la sottise n’est pas de son fait), il s’en est expliqué aux dernières pages de son essai De l’exercitation (livre II des Essais, chapitre 6) ; il y précise les règles à suivre pour ne point faire triompher « l’amour-propre », comme on pourrait le lui reprocher, mais plutôt mettre en lumière « la nihilité de l’humaine condition ». Si par ailleurs Pascal met la pénitence au fondement de sa conception de la religion, Montaigne ne s’est jamais dit « éloigné de cette disposition propre au christianisme », puisque dans l’essai Du repentir (livre III, ch. 2), s’il affirme en effet combien le repentir ne lui est pas naturel, et qu’il observe dans ses contemporains combien il est rare, illusoire ou hypocrite, ses observations sont en accord avec les leçons de l’Église, qui enseigne que le vrai repentir du chrétien, ou contrition, est le fruit de la grâce, que les hommes en sont incapables par leurs propres forces, que ce repentir salutaire doit être suivi de la confession et de la pénitence, ou satisfaction, pour obtenir la rémission des péchés, Montaigne ne parlant ni de l’une ni de l’autre, qui ne sont « pas de son gibier » puisqu’il n’a pas la prétention de se faire théologien. Pascal, lui, n’a pas de ces scrupules, et de plus, se satisfait d’un vocabulaire imprécis qui n’éclaire pas son propos, situation ordinaire dans les Pensées, comme Pierre Manent le reconnaît lui-même.
En constatant que l’anthropologie pascalienne est fondée sur l’affirmation catégorique que « tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre », il reconnaît que Pascal alourdit et fausse l’enseignement de l’Église, il avoue même que, si « nous comprenons ’’en gros’’ ce que dit Pascal, […] nous ne savons pas mesurer ou préciser ce qu’il veut dire. » Néanmoins, il va se servir de ce point d’appui pour développer sa pensée, et il va le faire de façon habile en éclairant et combinant cette affirmation avec d’autres textes sur le même sujet. Il arrive ainsi à la conclusion que, mécontent de l’ordre qui s’installait, Pascal aurait compris qu’il s’agissait d’une révolution, de la fondation « d’un nouveau régime » (p. 195).
N’allez pas croire que ces remarques critiques iraient à condamner cet essai, qui mérite vraiment d’être lu, ne serait-ce que pour le débat qu’il ouvre. Simplement, je pratique la méthode qu’évoque l’auteur, celle du « marin qui tire des bords », c’est-à-dire qui fait varier sans cesse l’orientation de ses voiles afin de naviguer contre le vent. Je crois que c’est la manière de Pierre Manent, qui ne se satisfait jamais d’une allure uniforme, mais varie ses positions, ses points de vue, afin de remonter plus haut dans le sens d’une œuvre dont bien des secrets nous échappent. D’où les allers et les retours, les changements de caps, les digressions, les nouveaux départs, tout cela permettant de progresser dans la compréhension d’une démarche, où les ruses et l’imagination jouent un rôle plus important que la méthode rigoureuse. Sans doute est-ce là le fond du débat, plus fantasmé que vérifié attentivement, entre Descartes et Pascal. L’homme de la méthode ne peut pas convenir pleinement à l’homme du mémorial, quand bien même ce dernier serait par ailleurs un savant tout aussi rigoureux que le premier, bien meilleur expérimentateur même.
Nonobstant tout cela, je redis mon admiration. Les pages consacrées au rôle de l’imagination en politique sont d’une profondeur stimulante. La condamnation du monde contemporain telle que la prononce Pierre Manent nous éclaire terriblement : en notant que ceux qui autrefois troublaient le monde sont devenus ceux qui le gouvernent, que ces « demi-habiles n’ont jamais fini de trouver une loi à abolir comme injuste, une grandeur à condamner comme inhumaine », il jette une lumière inquiétante sur notre situation malheureuse ; soulignant que nos jugements oscillent entre la mansuétude abusive et la rigueur barbare, l’expliquant par notre ignorance de ce qu’est l’homme, mélange incompréhensible de misères et de grandeur, comme le rappelle Pascal, comme l’enseigne le christianisme, il donne envie de revenir au trésor perdu qu’est l’enseignement authentique de l’Église ; en expliquant que nous ignorons le christianisme, même quand nous nous disons encore chrétiens, il souligne l’illusion où nous sommes de bien connaître l’homme grâce aux progrès trompeurs de la science, alors que le Christ nous affirme que nous péririons si nous connaissions notre péché, qu’il nous fait voir en Pierre qui le renie l’abîme de notre misère, que Pascal nous redit que l’homme est « un monstre incompréhensible », que notre cœur est « creux et plein d’ordures », qu’il est, plus que l’infini des cieux, un gouffre impénétrable. Pierre Manent met salutairement le doigt sur nos plaies. Et malgré ce débridement douloureux, il rappelle que l’essentiel est « la joie d’avoir trouvé Dieu », qu’il est de notre devoir de chrétien de le proclamer à la face de notre monde idiotifié.
Remercions Pierre Manent d’avoir médité ces sujets avec une intelligence pugnace, de nous proposer sa pensée dans un livre ardent, dont les ombres inévitables invitent à reconnaître « que le bon grain et l’ivraie poussent ensemble », dans les livres aussi bien que parmi les hommes, ce qui attriste le « chrétien parfait » certes, mais l’oblige d’autant plus à cette forme de la patience qu’est la critique fraternelle.
Illustration : Pierre Manent, normalien, agrégé de philosophie (1971), assistant de Raymond Aron avec qui il crée en 1978 la revue Commentaire, a été directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).