« Jeanne Leleu attendait une consécration que d’autres pays, à la place du nôtre, eussent déjà rendue éclatante.» Olivier Merlin, Le Monde, 30 avril 1947.
Née le 29 décembre 1898 à Saint-Mihiel d’un père chef de musique des Armées et d’une mère professeur de piano qui l’initia dès sa plus tendre enfance, Jeanne Leleu étudia au Conservatoire de Rennes avec la pianiste et compositrice Halina Kryżanowska. Ses parents inscrivirent ensuite le petit prodige de 9 ans au Conservatoire de Paris.
L’admiration de Ravel
À quatre mains avec Germaine Durony, la fillette créa Ma Mère l’Oye, pièces enfantines de Ravel, le 20 avril 1910 à la Salle Gaveau. Décelant son talent précoce, celui-ci lui dédiera un Prélude en 1913 ! Élève de Marguerite Long et d’Alfred Cortot, Jeanne Leleu obtint son Premier prix de piano et débuta une brillante carrière de concertiste. Pendant la Première guerre, elle suivit les classes d’Auguste Chapuis (harmonie), Georges Caussade (contrepoint et fugue) et Charles-Marie Widor (composition). Ses études furent couronnées en 1919 par un Premier prix de contrepoint et en 1922, année de l’écriture de son Quatuor pour piano et cordes, par un Premier prix de composition. Widor l’encouragea à tenter le Prix de Rome. Après Lili Boulanger et Marguerite Canal, elle fut ainsi la troisième femme à remporter le Premier Grand Prix pour sa cantate Béatrix.
« L’époque de la maturité musicale »
Jeanne Leleu prit quartier en janvier 1924 à la Villa Médicis dans le pavillon de San Gaetano sur la colline du Pincio pour ne revenir à Paris qu’au tout début de l’année 1927. Ses envois de Rome attestent d’un métier parfaitement maîtrisé : Six sonnets de Michel-Ange (1924), Le Cantique du Soleil de Saint-François d’Assise (1925), les Esquisses italiennes (1926), En Italie (10 pièces). La Suite symphonique pour instruments à vent (1926) donnée à l’Académie Sainte-Cécile dénote l’influence de Stravinsky, tout comme la Fantaisie cambodgienne sur deux thèmes folkloriques. La virtuose s’arrachait occasionnellement à ses travaux pour donner des concerts sur la Riviera, interprétant les classiques.
« Une telle ardeur, une telle flamme, un tel lyrisme »
De remarquables productions imposèrent Jeanne Leleu parmi les meilleurs compositeurs de sa génération. Le triptyque symphonique Transparences détaille L’arbre plein de chants (inspiré d’un texte d’André Gide), Miroir d’eau et Etincelles d’été (Paul Valéry). Ces trois joyaux orchestraux habilement ciselés furent créés par Walter Staram en 1933 et la critique souligna : « cette extrême fluidité, cette irisation des sonorités qui, je crois bien, n’a jamais été poussée aussi loin et peut se comparer aux meilleures réussites de l’impressionnisme, n’empêche pas la solidité de la composition.1 »
Jour d’été, ballet composé de quatre tableaux symphoniques créé à l’Opéra-Comique en 1940 totalisa plus de quarante représentations. Commande de la Radiodiffusion française, Femmes (1947) révéla une Jeanne Leleu ne dédaignant pas la musique légère. Sa suite chorégraphique caricaturait avec humour différents types de starlettes d’opérettes : Sémillantes et langoureuses, Tendres et sentimentales, Duègnes et ingénues, Volages !
Absolu chef-d’œuvre encensé par la presse, le ballet Nautéos, sur un argument de René Dumesnil, représenté à Monte-Carlo en 1947, puis à l’Opéra de Paris en 1954, bénéficia d’une chorégraphie de Serge Lifar et de la présence de la célèbre étoile Yvette Chauviré.
On lui doit encore un âpre et vigoureux Concerto pour piano et orchestre qu’elle créa elle-même en 1937 aux Concerts Lamoureux sous la baguette d’Eugène Bigot et qu’admirait Florent Schmitt. Ses œuvres connaissaient un succès retentissant. Elles étaient fréquemment radiodiffusées et reprises à l’étranger.
Le voile de l’oubli
Dans les années 1930, Jeanne Leleu enseigna à la Schola Cantorum et à l’École Normale de Musique ainsi que dans les Maisons d’éducation de la Légion d’honneur de 1937 à 1948. En 1947, elle fut nommée professeur de déchiffrage au Conservatoire de Paris puis professeur d’harmonie de 1952 à 1967.
« Je préfère vivre simplement et n’être préoccupée que de bien écrire. Les compositeurs de ma génération sont pressés, pressés d’être « joués » ou de gagner de l’argent… C’est compréhensible. Moi, j’écris lentement et je veux que ce soit pour mon seul plaisir. Aucune considération d’aucune sorte n’entre en jeu quand il s’agit de ma musique.2 » Unanimement reconnue par ses pairs et par la critique, atteinte d’une maladie neurodégénérative au début des années 1960, Jeanne Leleu se cloîtra peu à peu dans son appartement de la rue des Feuillantines et s’éteignit le 11 mars 1979. Elle fut incinérée au Père Lachaise.
Pépîtes en boite
Si les illustrations de Lorène Gaydon s’apparentent curieusement à une naïve BD pour gamines, il faut rendre hommage au label fondé par Héloïse Luzzati qui ressuscite avec bonheur et qualité les compositrices négligées. Le récent CD inaugure une série consacrée à Jeanne Leleu et propose trois opus de jeunesse. La noblesse de conception et la délicatesse de réalisation du Quatuor pour cordes et piano captivent d’emblée et attestent de la maturité précoce de la compositrice, excellemment servie par les musiciens. Les Six Sonnets de Michel-Ange déploient une richesse harmonique, une palette expressive et une somptuosité d’imagination qui transfigurent les poèmes. Malgré le timbre chaleureux de sa voix, il manque à Marie-Laure Garnier articulation et intelligence du texte pour leur rendre justice. Camille Maurane en avait offert une version autrement compréhensible en 1960. Les quatre extraits d’En Italie nous font regretter de ne pas entendre l’intégralité de la suite. Alternant verve et délicatesse, grâce et fraîcheur, la pianiste Celia Oneto Bensaid traduit magnifiquement le charme spontané de ces subtils croquis.
Jeanne Leleu, Une consécration éclatante, volume 1 : Musique de chambre et mélodies, La boîte à pépites BAP06
Illustration : Jeanne Leleu en 1947