Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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La Convention citoyenne sur la fin de vie vient d’entamer ses travaux, qu’elle rendra, sauf imprévu, en mars 2023. La teneur de ses conclusions fait fort peu de doutes : elles seront favorables au suicide médicalement assisté (que celui-ci soit direct, lorsque le médecin injecte le produit mortel, ou indirect, lorsque le malade s’injecte lui-même le produit que lui a procuré le médecin, ce qu’on appelle parfois l’euthanasie. Mais cette différence n’a aucune incidence sur mon propos et je n’en tiendrai donc pas compte).
Rien que la manière dont la question est formulée oriente très fortement la réponse. Selon le site du gouvernement, cette question est : « Le cadre actuel de l’accompagnement de la fin de vie est-il adapté aux différentes situations individuelles ? » À quoi la réponse ne peut être que négative, car toute règle est par nature générale et a priori, et ne saurait donc convenir à toutes les situations individuelles, qui sont infiniment variées. D’où l’on déduira que puisque la loi n’est pas adaptée à toutes les situations individuelles – ce qu’elle ne saurait jamais être – il convient de laisser chacun libre de faire comme il lui plait, c’est-à-dire, en l’occurrence, d’autoriser les soignants à tuer leurs patients.
Je suis moi-même opposé à la légalisation du suicide médicalement assisté, pour des raisons que je ne peux exposer en détails ici mais qui peuvent se résumer en quelques phrases : il me semble que toute personne ayant sérieusement réfléchi à toutes les implications de la question devrait repousser l’idée d’être prise en charge par des médecins qui ont le droit de vous tuer, d’une part ; et je suis parfaitement convaincu, d’autre part, que presque toutes les demandes de suicide médicalement assisté disparaissent dès lors que l’on prend le temps d’apporter un réconfort physique et moral à la personne qui fait cette demande. Mais force est de constater que ces arguments semblent largement inopérants dans la conversation civique.
J’écoutais il y a peu, sur une radio dite « de service public », un dialogue au sujet de l’euthanasie entre un militant du « droit à mourir dans la dignité » et un médecin travaillant en unité de soins palliatifs. Et quelque chose, que je percevais seulement confusément jusqu’alors, m’est apparu clairement pour la première fois. Ce dialogue, très représentatif de beaucoup d’échanges sur ce sujet qu’il m’a été donné d’entendre, n’en était pas un et ne pouvait pas en être un, car les interlocuteurs se situaient sur deux plans totalement différents. Certes des arguments étaient échangés, qui semblaient se répondre, mais en réalité le malentendu était total.
En écoutant le militant du « droit à mourir dans la dignité », j’ai compris que, naïvement sans doute, j’avais fait fausse route et que les arguments qui me paraissent forts et suffisants (et qui, grosso modo, étaient ceux du médecin qui lui donnait la contradiction) ne convaincraient jamais ce genre de personne. Pire, qu’il les reçoit, dans le fond, comme des insultes. Je n’avais pas pris suffisamment au sérieux les notions de « droit » et de « dignité ».
Nous, qui sommes opposés à la légalisation de l’euthanasie, nous trompons totalement en pensant que l’écoute, la compassion sincère et les moyens puissants qu’offre aujourd’hui la médecine pour soulager la douleur sont la réponse appropriée à une telle demande. Cette réponse est sans doute pertinente au niveau individuel, face aux personnes qui demandent à mourir et, pour le répéter, l’expérience constante de tous ceux qui travaillent en unité de soins palliatifs le confirme. Mais elle ne l’est pas pour les militants de l’euthanasie, pour ceux qui assiègent le législateur et courent les médias pour faire avancer leur cause : le suicide sur demande.
Car ce qui les habite, la passion qui les meut sans trêve, n’est pas la peur mais l’indignation. Ils ne demandent pas de la compassion, de l’écoute, du réconfort face à la douleur et à la mort, ils exigent qu’on leur donne ce qu’ils estiment leur être dû. Ils demandent, avec insistance, avec colère, que leur volonté soit respectée, quelle qu’elle soit. Il est inutile de leur dire que la volonté humaine n’est pas ce qu’ils croient. Que nous sommes bien moins assurés de nos désirs que nous le croyons parfois ; qu’il n’est pas rare que nous nous trompions sur ce qui constitue notre bien ; que souvent nous voulons des choses contradictoires et que souvent aussi nous voulons une chose et nous en faisons une autre : « Je veux, et n’accomplis jamais / Je veux, mais, ô misère extrême ! /Je ne fais pas le bien que j’aime, / Et je fais le mal que je hais. » (Racine). Pour eux l’homme est un et sa volonté est le noyau de son être. L’homme est l’animal qui veut, l’animal qui se donne sa propre loi. La volonté de l’individu est chose sacrée à leurs yeux.
Il est inutile, donc, de leur rappeler que presque tous ceux qui demandent la mort à leur médecin changent d’avis dès lors qu’on se donne le temps et les moyens de les écouter et de les soulager. Un tel argument est pour eux anathème, car il signifie qu’on essaye peu ou prou de faire changer d’avis la personne qui demande à mourir. On fait injure à sa dignité en doutant de sa volonté. Il est inutile, de même, de pointer les conséquences collectives désastreuses qui peuvent parfois découler de choix individuels. Il est inutile de leur expliquer qu’en changeant la loi et l’éthique médicale, on ne permet pas simplement à quelques personnes qui le demandent de se faire assassiner par leur médecin, on transforme aussi l’exercice de la médecine pour tout le monde et les mœurs de la société dans son ensemble.
Il est inutile de leur faire entendre, par exemple, les propos de Theo Boer, professeur d’éthique de la santé à l’université de Groningue, qui fut membre du comité de contrôle de l’euthanasie aux Pays-Bas de 2005 à 2014 :
« Je n’étais pas enthousiaste hier et je ne suis pas frontalement opposé à l’euthanasie aujourd’hui. Ce qui a changé, c’est avant tout mon point de vue sur la loi. Quand j’ai intégré la commission en 2005, le nombre d’euthanasies était bas et stable, avec une tendance à la baisse. Nous pensions donc tous que la légalisation mènerait à la stabilisation des demandes, à plus de transparence et de sécurité pour les patients. Ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. Au début, les gens demandaient l’euthanasie par peur d’une mort atroce. Aujourd’hui, beaucoup la réclament par peur d’une vie atroce. Ils craignent moins la douleur et l’agonie qu’une existence pénible ou douloureuse. Cela m’inquiète. Nous sommes en train d’entrer dans une culture de l’abandon et du désespoir. Au lieu de nous préparer à accepter la mort, le déclin de nos capacités physiques, l’aide de notre entourage, on fait apparaître la mort volontaire comme une solution à toutes les souffrances graves. Il y a un malentendu sur l’euthanasie. » (Le Figaro, du 8 déc. 2022).
De telles considérations sont pour eux anathèmes car elles signifient que la volonté de l’individu n’est pas l’alpha et l’oméga dès lors qu’il s’agit de régler sa vie. Ce qui les inquiète et, dans le fond, les terrifie, n’est pas la perspective de souffrir, c’est la perspective d’être devenus tellement faibles et dépendants qu’ils ne puissent plus faire leur volonté. Ce qui les blesse dans la mort, c’est qu’elle est la limite absolue à notre vouloir. Alors ils veulent reprendre le contrôle en devançant la mort, pour que du moins elle vienne quand ils le veulent.
Derrière la revendication du « droit à mourir dans la dignité », il y a en fait l’aspiration à la souveraineté absolue de l’individu. Cette aspiration, on le sait, a trouvé un très large débouché à l’époque moderne, mais elle n’a rien de spécifiquement moderne. Pour tout dire, en écoutant le militant du « droit à mourir dans la dignité » repousser, avec une indignation mal contenue, tous les arguments raisonnables qui lui étaient opposés, je ne pouvais m’empêcher de penser au diagnostic de Pascal sur le « moi haïssable », qui est « l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. » Car cette revendication est proprement tyrannique, en ce qu’elle VEUT absolument ne pas avoir à tenir compte des conséquences collectives de son choix personnel. Que ma volonté soit faite.
On le sait, les catholiques font partie des derniers segments de l’opinion publique à se battre contre le suicide médicalement assisté, dans ce qui ressemble malheureusement de plus en plus à un combat désespéré. On explique parfois cela par le caractère « sacré » qu’aurait la vie à leurs yeux. Peut-être cela est-il vrai pour certains, mais je crois l’analyse assez paresseuse, voire malveillante. Car ce qui me semble bien davantage motiver cette opposition, c’est la conscience aigüe que donne la foi chrétienne, mais qui n’est pas exclusive à la foi chrétienne, de la faiblesse de notre volonté propre, de notre division intérieure, de l’absence de souveraineté sur nous-mêmes qui caractérise notre existence.
Le christianisme, religion du Dieu qui s’est fait homme et qui a consenti à mourir comme un voleur par amour pour l’humanité, donne une sensibilité aiguisée à toutes les manifestations de l’orgueil humain. Parfois peut-être à l’excès. Mais, dans le cas du suicide médicalement assisté, l’erreur serait de ne pas percevoir l’orgueil foncier de cette revendication, l’orgueil brûlant qui est le fond de cette revendication.
Illustration : Le cimetière des chiens. Après l’euthanasie pour les êtres humains, celle des animaux ?