L’Église catholique en Allemagne s’est engagée sur un chemin qui paraît moins synodal que schismatique. Le Vatican, un peu dépassé par les événements, essaie de faire comprendre que « synodal » signifie en fait « comme le veut le pape François » mais a du mal à rétablir l’ordre.
Outre-Rhin, les affaires cléricales d’abus commis sur des mineurs ont également suscité des réactions. Mais dans une Église qui fait partie du paysage public – l’Allemagne est en effet un pays concordataire –, ce n’est pas un organisme comme la CIASE qui a été mis en place mais un processus associant évêques, laïcs et prêtres dont la vocation a été de trouver des solutions à cette crise qui ne cesse pas de déployer son onde de choc. Le « Chemin synodal » (Synodale Weg en allemand) a été lancé en 2019. Très rapidement, il s’engage sur une voie « déconstructrice » : ordination des femmes, mariage des prêtres ou même relecture de l’homosexualité. En février dernier, l’assemblée plénière se lance même dans ces propositions inédites allant ainsi jusqu’à admettre l’avortement. Le Saint-Siège a pris ses distances, même si François s’est montré ambivalent, tout en manifestant une réelle inquiétude. Comme si le Chemin synodal était, en concentré, une manifestation de la crise de l’Église : une démission de l’élite, le dérapage des propositions, le louvoiement incessant des cadres ecclésiaux et une autorité qui peine à endiguer certains phénomènes par faiblesse, par démagogie ou par crainte de perdre une certaine respectabilité.
Le « patchwork » des propositions
On dénonce des abus sur les clercs, ce qui devrait logiquement conduire à des propositions de réforme sérieuses : gestion des abus, mise en place de sanctions, réhabilitation des instances judiciaires. En soi, il existe des possibilités de lutter contre les abus par un travail de fond. Mais le Chemin synodal a rapidement dérapé sur le catalogue classique du progressisme catholique avec une fâcheuse tendance à noyer les solutions dans des mesures à caractère sexuel : refus du caractère obligatoire du célibat, mise en cause de la morale ou bénédiction des couples de même sexe. Quant au sacerdoce féminin, on ne voit pas très bien en quoi il permet de combattre des abus. Ce qui laisse songeur sur les véritables raisons de ce synode : et si les abus sexuels n’avaient été qu’un prétexte pour tout chambouler ? Car si le progressisme catholique a l’art de se faufiler dans des problèmes réels, on peut douter qu’il apportera de véritables solutions. Les abus qui ont secoué l’Église d’Allemagne sont l’occasion pour certains serpents de mer de surgir nouveau. En soi, ils sont bien connus et n’ont rien d’original. Depuis plusieurs décennies, le catholicisme allemand est séduit par un progressisme qui ne demande qu’à se déployer. On ne compte plus les Congrès catholiques annuels qui présentent les revendications classiques. En 1995, le mouvement « Nous sommes l’Église » n’avait-il pas lancé une consultation auprès des laïcs dans les paroisses ? Le Chemin synodal remonte à loin : il est davantage la prise en compte par une partie de la hiérarchie de revendications qu’elle n’osait pas discuter. Car le processus d’hétérodoxie semble continu. Récemment encore, certains diocèses ont admis que des femmes pouvaient conférer le baptême non au nom de l’urgence ou de la nécessité, mais sur le fondement de l’égalité hommes-femmes. Le droit canon et l’histoire de l’Église ont toujours admis qu’il pouvait exister un état de nécessité justifiant certaines exceptions au nom du salut des âmes. Mais là, il s’agit juste d’ouvrir les portes à des revendications qui n’ont plus grand-chose à voir avec la foi, l’évangélisation ou la nécessité de diffuser les sacrements. Plutôt que rapprocher les Allemands du Christ, le Chemin synodal cherche plutôt à davantage immerger l’Église dans les sinuosités du monde profane. On le voit, les racines sont profondes et ce « Chemin » traduit plutôt une difficulté à s’extraire d’un puits sans fond. Pourtant, il faudra bien que l’Église allemande se ressaisisse.
Rome sonne (enfin) l’alarme
On comprend que tout cela inquiète au plus haut sommet de l’Église. Les mises en garde n’ont pas cessé. Le pape François a bien fait comprendre qu’il ne voulait pas d’une nouvelle Église protestante. « L’Allemagne a une très bonne Église protestante, on n’a pas besoin d’une deuxième », avait-il déjà lancé en mai dernier. Rome redoute l’hétérodoxie d’un processus qui minerait la doctrine de l’Église et affaiblirait son unité. Mais le pape, qui semble parfois louvoyer, serait encore plus critique en privé. Les Allemands « jouent à faire un synode car ils ont oublié l’Esprit-Saint », estime le pape. François, le pape des processus, n’aime pas ce synode qui n’est qu’un lieu de confrontation idéologique et politique. Alors même que l’Église semble empêtrée dans un « synode sur la synodalité » dont l’expression même est révélatrice d’un processus sans fin… Quant aux instances romaines, elles ont répondu par un communiqué qui affirme que le Chemin synodal « n’a pas le pouvoir d’obliger les évêques et les fidèles à adopter de nouveaux modes de gouvernance et de nouvelles approches de la doctrine et de la morale ». En effet, il n’est « pas permis d’initier de nouvelles structures ou doctrines officielles dans les diocèses avant un accord convenu au niveau de l’Église universelle ». Rome aimerait que les propositions du synode allemand « s’intègrent dans la voie synodale suivie par l’Église universelle » dans le but de favoriser « un enrichissement mutuel et un témoignage de cette unité avec laquelle le corps de l’Église manifeste sa fidélité au Christ Seigneur ». Si la position romaine est ferme, on peut regretter qu’elle ne rappelle pas davantage le caractère intangible du dépôt de la foi. Plus que le fait de jouer à part, l’Église allemande s’introduit tout simplement dans un domaine qui n’est du ressort de personne, pas même de l’Église universelle : changer la doctrine et la morale. C’est en ce sens que la position romaine manque encore de netteté. Mais après 60 ans de crise, n’est-on pas encore dans une situation où il demeure encore difficile de nommer les choses ? Enfin, en novembre dernier, l’épiscopat allemand, qui s’est rendu à Rome pour une visite ad limina, a rencontré les dicastères du Saint-Siège. La confrontation semble avoir été vive. Si les évêques ne veulent rien lâcher, Rome non plus ne veut pas entériner ce qui est une pulvérisation du cœur même de l’Église. Mais l’épiscopat allemand n’est pas non plus uni : depuis septembre dernier, certains ont critiqué ce rapport qui envisageait de repenser la morale sexuelle. Ainsi, si une grande partie des délégués de l’assemblée synodale a voté à une forte majorité un texte au titre évocateur (« Vivre des relations réussies, vivre l’amour dans la sexualité et le couple »), il faut noter qu’il n’a pas obtenu la majorité des deux tiers des suffrages épiscopaux. Au point de fragiliser le processus en révélant une division non plus entre Rome et l’épiscopat allemand, mais au sein même des évêques allemands. Face au cardinal Marx, il existe une ligne épiscopale, certes minoritaire, qui ne supporte pas ce travail de sape permanent et qui le fait savoir. Le Chemin synodal allemand rappelle aussi qu’au plus fort d’une crise ecclésiale, il s’est toujours trouvé des hommes pour s’opposer à l’esprit du monde. On regrettera juste que le pape n’ait pas fait preuve de davantage de fermeté, alors que sa mission l’y appelait. Quitte à développer ce fâcheux hiatus entre le pape lui-même et les organes de la Curie romaine. C’est au fond le nœud du problème : par un exercice trop atypique et peu conventionnel de la fonction pontificale, François a bien eu une responsabilité dans cette crise inédite.
Illustration : Cardinal Reinhard Marx, 69 ans, le visage rayonnant de l’Église en Allemagne.