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Mark Zuckerberg a annoncé à grand fracas la naissance du « métavers », cet univers virtuel, illimité, où nous pourrons nous immerger pour, littéralement, vivre de permanente connexion aux réseaux. Comment ce projet est-il possible, quelles technologies le permettent, quelles sont ses ambitions ?
Le 29 octobre 2021, Mark Zuckerberg a annoncé officiellement que son entreprise était rebaptisée Meta, preuve de la foi du PDG de l’ex-Facebook dans ce qu’il considère comme le successeur naturel d’Internet : le métavers (et dans la nécessité d’abandonner le nom ‘Facebook’ qui s’est fait une bien mauvaise publicité ces dernières années…). Même si le réseau social aux trois milliards d’utilisateurs continuera à porter le nom Facebook, l’entreprise Meta concentrera ses forces – et 50 millions de dollars (1)– au développement du Metaverse, le projet d’univers virtuel de Zuckerberg, qui a déjà sa première application de réseautage social, pour l’instant seulement disponible aux États-Unis : Horizon Worlds. L’utopie virtuelle de Mark Zuckerberg semble sortie de l’imagination de William Gibson, Philip K. Dick ou encore Neal Stevenson, l’auteur du Samouraï virtuel qui a même dû se défendre dans les médias d’avoir directement inspiré le projet de Zuckerberg. On l’espère, tant le « métavers » imaginé en 1992 par Stevenson dans son roman offre d’effrayantes perspectives.
À la différence d’un simple jeu vidéo, un métavers est un véritable univers virtuel persistant destiné à agréger de larges communautés de participants mais qui n’est pas seulement fondé sur une logique de jeu. Un jeu vidéo est caractérisé par une trame narrative plus ou moins imposée, avec des tâches à accomplir, qu’il s’agisse d’un jeu d’aventure, de tir, de course, ou de rôle. Le jeu peut représenter un monde ouvert (comme Cyberpunk 2077 ou Red Dead Redemption) ou s’appuyer sur une communauté vaste et active (comme Eve Online, World of Warcraft ou Fortnite) mais les joueurs sont tout de même plus ou moins soumis à une logique de quêtes à accomplir ou d’objectifs à atteindre. Le métavers, lui, s’affranchit et affranchit l’utilisateur de toute contrainte narrative et de tout objectif. Un métavers peut certes conserver une mécanique ludique et même proposer à ses utilisateurs de vivre quelques aventures préconçues mais le métavers reste un univers totalement ouvert fondé avant tout sur les interactions sociales, qui peuvent prendre des formes très diverses, comme sur un réseau social. On peut concevoir un métavers comme un lieu où l’on se construit un refuge virtuel ; son île de nulle part, comme aurait dit Rabelais. On peut aussi imaginer le métavers comme un lieu virtuel où se déroulent des rencontres ponctuelles, professionnelles, amicales ou sentimentales : une réunion de projet au sommet du Mont Rushmore ou à bord de l’ISS, un dîner en tête-à-tête en haut de la Tour Eiffel, sur le pont d’un galion ou le ventre de la baleine de Jonas. Dans un jeu, comme un “jeu en ligne massivement multijoueur”(2) par exemple, les logiques purement ludiques dressent encore une frontière entre réalité et virtualité. Dans le métavers, cette dissociation entre existence réelle et existence fantasmée devient beaucoup moins évidente. Le métavers est un espace virtuel bien plus susceptible encore que le jeu vidéo d’être entrelacé avec la réalité car il mêle les logiques du jeu vidéo, de la réalité virtuelle et des réseaux sociaux. Lancé en 1985 par Lucas Arts sur Commodore 64, le jeu Habitat est sans doute le premier environnement multi-joueurs à vocation immersive. En 1993, Steve Jackson Games lance un MMO nommé The Metaverse, première utilisation commerciale du terme qui connaît aujourd’hui un regain médiatique, grâce à Facebook. On y voit apparaître des commerces virtuels et les interactions sociales s’enrichissent et se complexifient. En 1997, Canal+ Multimedia et Cryo lancent Le Deuxième Monde, qui permet aux joueurs d’évoluer, par le biais de leur avatar, dans une reconstitution de Paris en 3D, formant ainsi une communauté virtuelle dont les membres se surnomment « les Bimondiens ». C’était un environnement virtuel totalement précurseur, qui proposait même des boutiques créées sur mesure pour les marques partenaires. Abandonné en 2001, Le Deuxième monde a sans doute beaucoup inspiré l’autre grand pionnier du métavers, à savoir Second Life, sorti en 2003. Mais si Second Life a connu un très fort engouement à sa création, peut-être le jeu est-il arrivé trop tôt ou peut-être ses créateurs ont-ils tout simplement manqué de chance. Car à partir de 2007, l’enthousiasme généré par Second Life commence à sérieusement retomber… et avec lui la fréquentation du jeu. Le jeu a clairement souffert de la concurrence montante de Facebook, lancé en 2005, plus facile d’accès et finalement plus attrayant grâce à une simple mais géniale innovation : le « like », qui flatte le narcissisme des centaines de millions d’accros aux réseaux sociaux.
L’industrie du jeu vidéo génère aujourd’hui des revenus bien plus importants que le cinéma (et ceci depuis 1997). L’institut Superdata dévoile ainsi qu’en 2020, le chiffre d’affaires engrangé par le jeu vidéo s’élevait à 139,9 milliards de dollars, soit une augmentation de 12 % par rapport à 2019. En comparaison, les recettes des salles de cinéma ont été de neuf milliards de dollars dans le monde en 2020, pour 42,5 milliards en 2019. En conséquence, la planète jeu vidéo brille d’un éclat particulier au firmament des investisseurs. Et trois aspects en particulier sont surveillés de très près par l’industrie du « 9e art » : les jeux sur téléphone mobile, la monétisation des données personnelles des joueurs et, bien sûr, les métavers. Après avoir quasiment enterré les premières tentatives abouties de métavers, comme Second Life au début du XXIe siècle, Facebook y revient donc, avec beaucoup de détermination et énormément d’argent. Mais Facebook – pardon, Meta – a déjà de la concurrence alors que son métavers est à peine lancé. Fortnite, avec ses 400 millions de joueurs, a aussi l’intention d’accélérer sa mue vers le métavers et l’univers 3D totalement libre et inclusif. Microsoft veut offrir à son application de communication à distance,Teams, un pendant « métaversien » qui se nommerait Mesh et permettrait de participer à des conférences virtuelles sous la forme d’avatars personnalisés dans un décor en 3D de son choix. David Baszucki, PDG de Roblox, a annoncé à la mi-octobre 2021 que son métavers, qui remporte à l’heure actuelle un énorme succès chez les enfants et les adolescents, devrait intégrer bientôt des NFT (3) (les Non Fungible Tokens, que l’on pourra traduire au mieux par « actifs non fongibles », c’est-à-dire sans analogue, ces objets virtuels dont on peut se rendre propriétaire grâce à un certificat de propriété numérique enregistré sur une chaîne de blocs) et adhérer au principe du « play to earn » et de la monétisation des activités en ligne. D’autres prétendants ont d’ailleurs émergé avec des métavers basés sur la blockchain, comme The SandBox ou Decentraland.
Précisons ici tout de suite ce que signifie le terme de blockchain, apparus de plus en plus dans les médias ces dernières années. La blockchain, ou chaîne de blocs en français, est un protocole informatique de stockage, de gestion et de communication distribué de l’information. Cela signifie, en clair, que si vous stockez une information dans une base de données appartenant à un réseau, cette information sera automatiquement copiée et mise à jour sur les autres bases de données du réseau. C’est la technologie de la blockchain qui donné naissance au Bitcoin et aux cryptomonnaies mais son champ d’application est bien plus vaste. Le métavers de Zuckerberg fonctionnera à partir d’une architecture centralisée contrôlée par Facebook – pardon, Meta – mais des métavers comme The Sandbox ou Decentraland sont conçus, eux, pour être totalement décentralisés et donner naissance à des univers dont les utilisateurs sont en grande partie les propriétaires. L’usage de la technologie de la blockchain, et celle des NFT, ouvre la voie à une véritable interopérabilité entre les plateformes, un graal informatique jusqu’à présent inaccessible, c’est-à-dire la possibilité de transporter d’un univers virtuel à l’autre son avatar (son double numérique) ou des biens virtuels, que l’on peut stocker sur un portefeuille électronique pour les utiliser ou les vendre d’un univers à l’autre.
Zuckerberg a bien saisi l’énorme intérêt que représente l’interopérabilité entre les différentes plateformes susceptibles d’accueillir des métavers, comme il l’a d’ailleurs clairement laissé entendre lors de la présentation de son metavers : « Cela va plus loin que le fait de créer un avatar et de transporter des biens digitaux à travers différentes applications. Vous voulez être sûr que tous vos objets pourront être utilisés dans plein de contextes différents, et non pas bloqués quelque part. » L’interopérabilité dont parle Mark Zuckerberg représente depuis des années un idéal inaccessible, en particulier pour les médias sociaux (Facebook, TikTok, Instagram, Discord…). Au lieu de permettre à leurs utilisateurs de passer aisément de l’un à l’autre, ces univers sont repliés sur eux-mêmes, certains exerçant leur domination sur l’ensemble, d’autres tâchant de survivre. La technologie de la blockchain offre aujourd’hui la possibilité d’interconnecter différentes applications et différents univers. Il est presque difficile – et contre-intuitif – de se figurer à l’heure actuelle que d’ici quelques années Internet pourrait ressembler à un gigantesque réseau de méta-univers, chacun ayant ses propres caractéristiques et sa propre économie, mais reliés par la possibilité de faire passer de l’un à l’autre des œuvres virtuelles, des objets ou des avatars.
Le graal économique est aussi représenté par la collecte des données personnelles et des métadonnées des utilisateurs, pour pouvoir les utiliser à des fins commerciales et publicitaires. On parle de « pétrole de la donnée » pour qualifier ce marché en pleine explosion, qui profite déjà largement aux GAFAM. Mais si l’on considère le degré d’immersion que peuvent offrir les métavers à leurs utilisateurs, les bénéfices attendus peuvent être démultipliés. Les progrès faits, et encore à venir, dans le domaine des matériaux supraconducteurs, comme par exemple le graphène, permettront de concevoir des surfaces et objets connectés tels que des téléphone pliables, des revêtements apposés sur des surfaces transparentes, voire des lentilles connectées : la fenêtre s’ouvre toute grande sur des méta-univers omniprésents dans nos existence… et générateurs de profits astronomiques. En toile de fond de ses évolutions se dessinent aussi de nouvelles alliances destinées à renforcer l’emprise des géants du numérique dans l’espace virtuel. Le 22 octobre dernier, une vingtaine d’États américains ont déposé une plainte contre Google et Facebook, accusés de mener une politique d’entente secrète afin d’éliminer la concurrence sur le marché de la publicité en ligne et surtout de pouvoir mettre en œuvre une politique plus efficace de captation des données privées des utilisateurs. Ce projet d’entente entre les deux géants, dénommé « Jedi Blue », a été révélé par le Wall Street Journal et le New York Times.
Le rythme auquel se succèdent les innovations technologiques renforce chaque jour un peu plus l’emprise des géants de la tech sur nos existences. Si l’épidémie de Covid-19 en 2020 et 2021 et son cortège de confinements ont pu donner l’impression que nous entrions dans un temps figé, l’accélération sociale, culturelle, technologique et géopolitique a en réalité été brutale au cours de cette période. On voit désormais se dessiner les contours d’un futur plus très lointain dans lequel existence réelle et identité numérique seront si étroitement entremêlées que la notion de vie privée ne sera plus perçue que comme le vestige folklorique d’un passé définitivement révolu. Car le métavers, plus sûrement encore que les réseaux sociaux “traditionnels”, peut englober toutes les sphères de l’existence jusqu’à mettre sur le même plan réel et virtuel pour les rendre indissociables, comme en témoigne la dénonciation par une jeune femme, sur la page Facebook de Horizon Worlds, d’une « agression sexuelle » qu’elle a subi dans ce nouvel univers en réalité virtuelle, où son avatar s’est fait peloter les pixels par les personnages d’autres utilisateurs un peu trop entreprenants. La direction d’Horizon Worlds s’est défendue en expliquant que la jeune femme n’avait pas activé la « bulle de sécurité » qui permet de se prémunir des gestes virtuels discourtois. Il y a vingt ans, on évoquait déjà des cas de prostitution virtuelle sur Second Life. Aujourd’hui, le harcèlement en réalité virtuelle est déjà en passe de devenir un nouveau fait de société. À quand le mot-dièse #BalanceTonMMORPG ?
1. Annoncé le 27 septembre sur la page Meta de l’ex-Facebook. https://about.fb.com/news/2021/09/building-the- metaverse-responsibly/
2. MMORPG : Massively Multiplayer Online Role-Playing Game. Abrégé en MMO.
3. Les Non Fungible Tokens, soit « actifs non fongibles », c’est-à-dire sans analogue, ces objets virtuels dont on peut se rendre propriétaire – et donc les détenir ou les revendre – grâce à un certificat de propriété numérique enregistré sur une chaîne de blocs.
Laurent Gayard est enseignant et auteur de Géopolitique du Darknet (ISTE, 2018) et Darknet, GAFA, Bitcoin. L’anonymat est un choix (Slatkine&Cie, 2018). Il s’apprête à publier Comprendre les NFT et le métavers, aux éditions Slatkine&Cie, en janvier 2022.
Illustration : Mark Zuckerberg a choisi son avatar, qui a l’air moins inquiétant que lui, et l’a habillé en cosmonaute, parce que choisir tout de suite une licorne aurait pu décourager les investisseurs.