Contre l’homme-masse, le radicalisme ontologique de Cornélius Castoriadis.
Les manifestations de rues et autres happenings du même tabac ont ceci de commun qu’ils font subir à l’individu une mutation quantitative – à proportion de ce qu’elle est inversement insignifiante sur le plan qualitatif – pour le dégrader vers cette monstruosité ochlocratique qu’est l’homme-masse. En démocratie représentative – « oxymore qui sert à déguiser l’oligarchie libérale », selon le maussien Jean-Louis Prat –, ce dernier sert la bonne conscience du marché qui voit en lui un symbole d’émancipation aboutie pour justifier, commodément, l’usage pourtant dévoyé de ce qu’il nomme sans fard la liberté. L’homme-masse, ce « barbare de l’intérieur », ainsi que le qualifiait Ortega y Gasset, se réclame de l’autonomie politique. Confusément critique à l’égard des institutions représentatives qu’il plébiscite nonobstant régulièrement – certes de plus en plus mollement, à en croire les records de taux d’abstentions aux diverses élections –, il trouve dans les « mobilisations citoyennes » un succédané aux révolutions qu’il est devenu inapte à mener (à commencer sur lui-même), tant prisonnier qu’il est de son confort émollient et ataraxique que putréfié par sa dégénérescence morale et intellectuelle. L’homme-masse est un être foncièrement hétéronome, qui se pense libre et autonome, tandis que partout et dans tous domaines il vit sous perfusion et sous stricte dépendance – de la télévision, des réseaux dits « sociaux », des prestations sociales, des multiples injonctions douces et moins douces (asservissement à l’impôt et à la férule prétendument bienveillante de la loi républicaine) de la puissance publique (de l’État à la commune), etc. C’est que l’homme-masse – autrement appelé homo consumans, par sa propension structurelle à s’immerger comme à s’agglutiner à l’intérieur des zones concentrationnaires que sont les méga-surfaces de toutes sortes, les parcs de loisirs, les aires de campisme et autres ciné-supermarchés – n’a plus aucune idée de ce que recèle une autonomie authentique. Une des principales raisons est qu’il ignore ce qu’il est en propre, c’est-à-dire, pour-soi – pour parler comme Sartre. Cornélius Castoriadis (1922-1997) a laissé des pages éclairantes sur l’autonomie (en) politique. Sa définition, notamment nourrie chez les Grecs et spécialement chez Aristote, se veut des plus exigeantes puisqu’elle implique le corps social tout entier, sans se limiter – ainsi que la modernité nous y enjoint – à l’individu. En ce sens, la conception aristotélico-castoriadienne de l’autonomie est foncièrement holiste en même temps qu’elle est rigoureusement ontologique. Si le principe même de la liberté est l’autonomie, Castoriadis explique que son accès à la conscience humaine passe par un mécanisme psychanalytique qui aide à enjamber l’obstacle du refoulement.
Rompre avec les servitudes imposées par les forces incoercibles du marché
Mais, sur un plan politique, le philosophe concède que « nous ne pouvons pas soumettre la totalité des individus de la société à une psychanalyse, d’où, conclut-il, le rôle énorme de l’éducation et la nécessité d’une réforme radicale de l’éducation, pour en faire une véritable paideia comme disaient les Grecs, une paideia de l’autonomie, une éducation pour l’autonomie et vers l’autonomie, qui amène ceux qui sont éduqués – et pas seulement les enfants – à s’interroger constamment pour savoir s’ils agissent en connaissance de cause plutôt qu’emportés par une passion ou par un préjugé. » (« De l’autonomie en politique, l’individu privatisé », 1998). Castoriadis plaidant pour une démocratie directe d’essence proudhonienne, ne concevait pas que l’autonomie de l’individu – au sens de l’être comme potentialité – s’entendît sans l’autonomie corrélative de la société ; c’est en ce sens qu’il faut comprendre le rôle de la paideia, qui n’est nul synonyme d’une quelconque propagande d’État – lequel, dans une société communautaire autonome, serait probablement réduit à sa plus simple expression d’organe subsidiaire de régulation ; l’anarchie plus un, en somme. Une polis autonome, elle-même composée de citoyens réellement autonomes, donc suffisamment éduqués, y réfléchirait à deux fois avant d’aliéner son autonomie (sa liberté) en s’inféodant à des forces ou des puissances qui la ramènerait à son hétéronomie initiale. C’est ici que notre désaccord avec Castoriadis se fait jour, dans la mesure où celui-ci considère que bien qu’elles soient œuvres humaines, les institutions sont bâties sur la croyance qu’elles ne dépendent pas des humains, mais créées « par les ancêtres, par les héros, par les Dieux (sic) ». En quoi le souvenir d’un ancêtre commun ou la piété envers le Dieu de ses pères entraveraient l’autonomie de la cité et de ses membres ? Si l’autonomie consiste, étymologiquement, à se doter de ses propres lois et d’en suivre librement les prescriptions après qu’elles ont été non moins librement délibérées, rien ne fait obstacle à ce que, non moins librement également, le corps social oignent ses lois dans les préceptes et principes fondateurs de sa communauté. Mais passons, car, au fond, il importe davantage – telle est l’invite pressante de Castoriadis – de rompre avec toutes les servitudes – si ce ne sont les servilités – imposées par les forces incoercibles du marché et de ses auxiliaires. L’aliénation de nos contemporains à l’économisme et au technicisme, les excave d’eux-mêmes, les dépossède de leur âme, les rend aveugles et sourds au « lumineux silence antérieur de la vox cordis », selon la belle et ramassée formule de Luc-Olivier d’Algange. Sans autonomie véritable, c’est-à-dire intriquée au plus profond du chœur politique, l’individu n’est qu’une monade traînant sa « misère psychique et morale » (Castoriadis) au sein d’une dissociété. Autonomie ou barbarie, il faut choisir. Vite !
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