Civilisation
À la recherche du XVIIIe siècle
Le père de Berthe Morisot, préfet à Limoges, y créa un musée des Beaux-Arts. Une des premières œuvres données fut un ravissant portrait de Nattier.
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Toutes les passions se réduisent à l’amour. Mais un amour qui n’est pas éduqué est désordonné – on voit ce que noyte époque a fait de cet “amour” exalte au-dessus de tout. Qui mieux que Senault, prêtre et directeur de l’oratoire au XVIIe siècle, pour nous enseigner comment user de nos passions ?
Rien ne va plus depuis que le Siècle des Lumières nous a imposé une nouvelle conception de la nature humaine. Rousseau ayant fait croire aux hommes qu’ils étaient nés avec une conscience impeccable et un cœur droit, dont il suffisait de suivre les inspirations pour atteindre au bonheur, cette chimère séduisante est devenue le modèle de l’individu actuel, narcissique, imbécile, et nécessairement malheureux. Les thuriféraires de cette ineptie ont compris qu’ils devaient prendre en main l’école pour tous afin d’imposer leurs délires. L’Église aurait dû s’y opposer, elle n’a pas su ; pis, elle s’est bientôt ralliée. Que faire ? Peut-être relire d’urgence Jean-François Senault, prêtre de l’Oratoire, puis directeur de cet Institut de 1663 à sa mort, en 1672.
Pourquoi lui ? D’abord parce qu’il est inconnu, ce qui évite tout préjugé sur son œuvre. Ensuite et surtout parce qu’il a publié en 1641 un livre fondamental, De l’usage des passions, un livre qui fut sans cesse réédité, disponible aujourd’hui dans la collection du « Corpus des Œuvres de philosophie en langue française » des éditions Fayard. Ce livre constitue une remarquable présentation de la véritable nature de l’homme ; mieux qu’une présentation, il propose une mise en pratique de l’art de faire bon usage de ces forces nécessaires que sont les passions. On peut le mettre entre toutes les mains, et même entre celles du président de la République, qui, comme il n’est pas stupide, y trouverait de quoi régler ses ambitions en les ramenant à une saine conscience de ce qu’il est, et donc de ce qu’il peut, et doit faire. La difficulté étant qu’il lui faudrait d’abord en rabattre de ses prétentions, c’est-à-dire avoir reçu l’éducation saine qui le lui permettrait… Abandonnons Jupin à ses errances, et voyons quelques éléments de ce que Senault nous précise de l’homme.
Créé par Dieu, l’homme est bon ; cette bonté a été mise à mal par le péché, puis restaurée par la Rédemption, restauration qui ne s’accomplit parfaitement qu’avec l’aide de la Grâce. Voilà, vous me direz, ce que tout chrétien sait. Peut-être, mais il y a des manières de savoir qui sont pires que l’ignorance. Par exemple, on sait que l’homme est bon, mais à la façon de Rousseau, qui a tout embrouillé : voilà qui est pis que l’ignorance. Ce qui frappe quand on lit Senault, c’est la clarté, la présentation dans un ordre lumineux de ce qu’il faut savoir ; alors, on comprend qu’on croyait connaître, mais qu’on avait tort.
Dès les premières pages, il nous rappelle dans une épître à Jésus-Christ que celui-ci est l’homme rendu à la perfection perdue ; qu’il a donc des passions comme tout un chacun, qu’elles sont à l’œuvre en toutes ses actions, mais que les passions sont chez lui impeccables (au sens propre). Puisqu’il est notre modèle, nous devons avoir des passions aussi fortes et aussi raisonnables que les siennes, ce qui est rendu possible par le droit gouvernement de soi-même, soutenu par sa grâce.
Toutes les passions se réduisent à l’amour ; il faut aimer sans mesure puisqu’il s’agit d’aimer l’infini, et cela doit être raisonnable. Jean-François Senault va consacrer son épais volume à montrer comment il faut distinguer ce qui est fort et raisonnable, de ce qui est brutal et déraisonnable, selon les occasions, les actions, les émotions, les pensées… Car les pensées mêmes doivent être soutenues par la passion, pourvu qu’elle reste raisonnable. Senault affirme que les passions ont une affinité naturelle avec la raison, et donc que « quand elles sont éclairées de ses lumières, [et que] la grâce répand ses influences dans cette partie de l’âme où elles font leur résidence, elles travaillent pour l’éternité, […] enlèvent le corps, et lui communiquent des sentiments spirituels. »
Néanmoins, la tendance ordinaire de la passion, c’est la déraison ; par la liaison des pièces de la machine qu’est l’homme, comme dirait Descartes, par l’harmonie des fonctions exercées par l’organisme humain, comme dirait un aristotélicien, car la machine de Descartes, c’est l’organisme d’Aristote ainsi que l’explique le philosophe et théologien Antoine Arnauld. Ce qui produit la tendance déraisonnable, c’est que la passion s’anime selon les informations données par les sens, informations qui sont présentées à l’esprit par l’imagination, laquelle crie à tue-tête, assourdit la raison, obscurcit ces informations. Les sens ne trompent pas, c’est l’imagination qui déforme ce qu’ils nous proposent, non parce qu’elle serait mauvaise, mais parce que cette faculté étant vive et puissante, elle doit être fermement modérée par la raison et la volonté. L’imagination, « la reine des facultés », est si vive qu’il faut la dompter, comme on apprend à monter un cheval fougueux ; elle est si puissante et féconde qu’il faut la canaliser, comme on canalise un fleuve bienfaisant mais sauvage.
Ce travail doit commencer dès la petite enfance. L’éducation ne consiste pas à donner des leçons de morale, ni à apprendre à lire et à compter, ni à enseigner l’histoire et les œuvres des hommes, mais à apprendre les secrets du contrôle de l’imagination, afin de s’en rendre « comme maître et possesseur », bien avant que d’envisager de l’être de la nature.
L’apprentissage commence dès les premiers vagissements ; il est d’abord l’œuvre de la mère, puisque c’est elle qui répond aux vagissements de son enfant en lui donnant le sein, première prise en main de l’imagination de son enfant, et donc de ses passions. Le bébé ne sait pas que le sein de sa mère est ce dont il a besoin, et il tète n’importe quoi, quitte à en mourir de faim ; en lui donnant le sein, en lui faisant connaître l’accord juste entre ses sens et ses nécessités, sa mère commence à éduquer son imagination, donc ses passions. Le bébé l’approuve, et la remercie en lui souriant. Le sourire est la marque du bon usage des passions. Plus tard, quand il fait une colère, il ne sait pas ce qu’il veut : en l’apaisant et lui rendant le sourire, la mère continue l’éducation de ses passions. Si elle se trompe, s’enfièvre elle-même au lieu de trouver ce qui calme son enfant, elle contribue aux dérèglements de ses passions. Tous ceux qui approcheront l’enfant et réagiront raisonnablement l’éduqueront ; tous ceux qui s’agiteront sottement autour de lui le menaceront. Envoyer un enfant devant la télé ou son smartphone quand il a besoin qu’on lui parle, c’est l’abandonner aux folies de ses passions. Regarder un film avec lui, partager ses émotions, s’enthousiasmer aux bonnes, se récrier contre les mauvaises, c’est l’éduquer. Ce qui suppose qu’on soit capable soi-même de tenir en mains ses passions, et de les communiquer avec justesse et mesure, donc qu’on ait préalablement été éduqué.
Mais pas de découragement : on peut toujours s’éduquer et éduquer, car le bon usage des passions est un exercice de toute la vie, et de tous les instants, dans lequel on doit toujours refaire ses gammes. La première leçon que donnent le gouvernement des passions, c’est celle de la patience. Voilà ce que Senault enseigne, avec ses façons de classique qui connaît l’histoire antique, et y puise anecdotes et exemples, dans ce français si naturellement exact, simple, efficace, que c’est comme un miracle. Tous ceux qui ont appris le piano savent qu’il est de plus en plus facile de jouer quand on a pris les bonnes leçons, et qu’il suffit de quelques conseils ajustés pour redresser un mauvais pli, pourvu que la bonne volonté y soit. Néanmoins, il faut sans cesse réajuster son savoir-faire, l’entretenir en continuant ses exercices. Apprendre à jouer de ses passions est comparable : c’est de plus en plus facile et agréable, on peut toujours se reprendre, on doit tous les jours vouloir progresser. Le résultat ne consiste pas à amuser ses amis, mais à permettre de les aimer autant que l’on s’aime soi-même, avec la même justesse. Et plus on aime juste, plus il est juste d’aimer. Et de sourire.
« D’effort en effort sur lui-même, remarque Charles Maurras, Louis XIV bornait ses passions s’il ne pouvait les vaincre. » Voilà le fruit d’une éducation nourrie des principes développés par Senault, que le grand roi estimait, et que ceux qui furent en charge de son éducation eurent en partage. On ne commence pas une telle éducation pour être élu, puisque les électeurs ignorent le fondement de l’art de gouverner, qui est l’art premier de se gouverner soi-même. Mais on peut enseigner à de plus en plus de jeunes gens cet art aujourd’hui négligé, afin de préparer des hommes et des femmes capables de se gouverner, et parmi lesquels on pourra trouver celles et ceux qui seront aptes à prendre en mains les rênes de tel ou tel organe de l’État. Plus il y aura de gens formés à faire un bon usage de leurs passions, en plus d’avoir acquis des compétences professionnelles, et plus un chef ou un prince trouvera les serviteurs nécessaires à l’aider dans sa tâche, et plus il y aura de citoyens aptes à vivre en société, à former une société centrée sur le bien commun.
Pour le comprendre à fond, on peut revenir à Senault et à son Usage des passions, dont je ne fais qu’esquisser les principes. Ce n’est pas le seul qui puisse nous y aider, mais c’est un des plus sûrs et des plus abordables pour bien faire ses gammes.
Illustration : Charles le brun traita de l’expression des passions de l’âme, « ou suivant les principes des anciens philosophes, la passion est un mouvement de l’âme qui réside en la partie sensitive, qui luy fait poursuivre ce qu’elle pense lui être bon, ou fuir ce qui lui parait mauvais. »