Société. L’intelligence artificielle, désirée par les politiques, est supposée décider à notre place. La tête perdue dans les nuées du Progrès technologique, ils rêvent du parfait agent social, mécanique et rationnel, façonnant l’homme à son image.
Écrivain et philosophe, Éric Sadin est un des penseurs les plus intéressants, en France, concernant les questions liées au numérique, son futur, et donc notre futur, et ses dérives actuelles ou possibles. Auteur de plusieurs essais remarqués sur le sujet, dont les passionnants L’Humanité augmentée (2013), La Vie algorithmique (2015) ou La Silicolonisation du monde (2017). Trois essais parus chez le même éditeur engagé sur le versant gauche de la vie politique française, néanmoins tout aussi clairement opposé à la technophilie inhérente à l’idéologie du Progrès.
L’Intelligence Artificielle ou l’enjeu du siècle est un livre essentiel à plus d’un titre. D’abord parce que l’essai traite d’un sujet, l’intelligence artificielle (IA), qui est destiné et a commencé presqu’incidemment à gouverner nos existences ; ensuite parce qu’il tombe à pic. En mars 2018, le mathématicien et député LREM Cédric Villani, détenteur de la médaille Fields 2010, proposait un rapport au président de la République, issue d’une mission parlementaire coordonnée par ses soins, rapport intitulé « Donner un sens à l’intelligence artificielle ». De son point de vue, la France devrait développer des efforts importants dans le domaine de la recherche en Intelligence Artificielle, afin de faire entrer réellement cette dernière dans nos vies, en particulier dans quatre domaines : la mobilité, l’écologie, la défense et la santé. Puis, en novembre 2018, inspiré par ce rapport, le gouvernement a présenté un plan de développement de la recherche dans le domaine de l’IA, chiffré à 665 millions d’euros. Ce n’est pas rien. Et ce n’est pas anodin. Il y a là un choix qui ne surprend pas du côté de LREM, monde d’individus souvent hors sol, déconnectés du réel mais fortement connectés à tout ce qui touche à la Silicon Valley. Du rapport Villani au plan gouvernemental, les choses sont claires : Macron et LREM engagent la France dans la voie de l’IA, conçue comme une solution, jamais comme un problème potentiel. Il y a quelque chose de la culture new age, dans le langage, le secrétaire d’État au numérique Mounir Mahjoubi évoquant le développement du « bien-être », comme dans la volonté affichée de considérer l’IA comme une nouvelle pierre philosophale, forcément destinée à nous sauver de tous nos maux puisqu’elle est fondée sur les mathématiques, érigées au rang de véritable religion matérialiste. Ceux qui pensaient l’idéologie du Progrès morte se sont trompés, elle est de retour, ou bien n’a pas disparu. C’est ce que montre, avec une foison d’exemples récents autant que concrets, le brillant essai d’Éric Sadin.
Une fonction radicalement nouvelle
Le philosophe montre que le développement de l’IA est non seulement une « mise en données du monde » à laquelle la France a, de fait, décidé de s’adapter, en dehors de toute explication ou débat avec ses habitants. Cela se traduit à toutes les échelles, comme l’apprentissage de la programmation dès le collège, mais aussi une collaboration avec l’utopie progressiste techno-économique, dont les méfaits sont pourtant connus de longue date maintenant, d’une société « automatisée », « mécanisée ». Il ne s’agit pas de dénoncer l’informatique de papa mais de montrer combien ce qui émerge est différent, ce que Sadin exprime ainsi en son introduction : « Un phénomène appelé à bouleverser de part en part nos existences s’est cristallisé depuis peu, depuis à peine une décennie. Néanmoins, nous avons du mal à pleinement le saisir, comme si nous étions sidérés par sa soudaineté et sa puissance de déflagration. Nous ne cessons de gloser sur certaines de ses possibles conséquences, généralement celles mobilisant la part la plus émotive de nous-mêmes, mais sans jamais chercher, comme nous le devrions, à identifier sa cause et à l’appréhender dans ses enchaînements successifs, dans une perspective globale. Or, son origine peut être identifiée : c’est celle d’un changement de statut des technologies numériques. Plus exactement, de l’une de leurs ramifications, la plus sophistiquée d’entre elles, qui se voit chargée d’une fonction que nous n’aurions, jusqu’à peu, jamais pensé lui attribuer […] dorénavant, certains systèmes computationnels sont dotés, nous les avons dotés, d’une singulière et troublante vocation : énoncer la vérité. »
Des conséquences potentiellement dramatiques
Le livre fait le point sur « l’obsession de l’époque », l’IA, et montre que l’intégralité de notre quotidien, de notre existence, à toutes les échelles, est en passe d’être bouleversée, tant dans la lointaine Chine, en train d’expérimenter en certaines de ses villes un système de « crédit social » attribuant des points à chaque Chinois (lequel les perd s’il se comporte mal et doit les regagner civiquement, sauf à perdre le droit d’aller à l’hôpital ou à souhaiter voir son visage être dénoncé sur des panneaux publicitaires lumineux, le tout sous la surveillance de multiples systèmes contrôlés par des IA) qu’en France où, par exemple, la volonté de réformer le maillage médical, au prétexte d’un manque de médecins, se comprend mieux quand Sadin expose combien il s’agit en réalité de confier les actes médicaux à des IA, et à terme de révolutionner entièrement notre rapport à la médecine, nous conduisant à « bénéficier » de diagnostics issus de logiciels… La question de la télémédecine s’éclaire ainsi d’un jour nouveau…
Que se passe-t-il au fond ? Le développement de Sadin démontre combien l’IA, et donc le choix fait de l’IA par Macron et ses amis, du haut de ce qui apparaît clairement maintenant pour chacun comme une tour d’ivoire détachée du réel, et de la vraie vie des gueux que nous serions, est un choix de révolutionner – le mot « révolution » n’était-il pas celui du titre du livre de campagne présidentielle du candidat Macron ? – la société, bien sûr, mais bien plus de transformer radicalement nos vies, de notre naissance à notre mort, dans tous les aspects du quotidien. D’hommes utilisant des outils créés pour être à notre service, nous sommes en train de devenir, par IA interposée, des hommes dirigées, conduits par une machinerie supposément supérieure à nous, ce que Sadin étudie au scalpel au sujet de la victoire de l’IA sur l’homme au jeu de go, ce qui est hautement symbolique.
C’est ainsi la particularité identitaire la plus forte de l’humain qui va s’estomper du fait des IA : notre capacité à décider de nos comportements. L’IA ? Une conception de la vie dans laquelle une entité non vivante mais possédant en elle la capacité d’apprendre va anticiper nos désirs à tous les instants, gérer nos maisons et conduire nos voitures, et surtout façonner nos comportements en allant au-devant de nos désirs. Un essai incontournable, sur un phénomène aux conséquences potentiellement dramatiques si nous n’y prenons pas garde, celui de l’artificialisation de l’humain qui est en nous.
Par Mathieu Baumier
Éric Sadin, L’Intelligence Artificielle ou l’enjeu du siècle. Anatomie d’un antihumanisme radical, L’Échappée, 2018, 295 pages, 18 €