Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Cinéma. Si le cinéma étatsunien est parfois un instrument de propagande, il est en permanence l’expression d’une volonté marchande : donner aux Américains ce qu’ils veulent entendre et croire. Il révèle l’opinion autant et plus qu’il ne la forme.
Dans un livre datant de 2010 et récemment traduit en français (Hollywood propaganda, Éditions Critiques), Matthew Alford s’attache à montrer comment la collusion entre studios, Pentagone et CIA permet la production de blockbusters de propagande : La Chute du Faucon noir, Argo, Avatar et autres Transformers. La propagande véhiculée par de tels films – dont l’audience internationale est indéniable – serait ainsi une construction réfléchie, élaborée par l’appareil d’État étatsunien à destination de pays tiers.
Le cinéma américain est d’abord une industrie. À ce titre, il présente trois caractéristiques : un énorme marché intérieur, une production collective dans laquelle les studios ont un pouvoir discrétionnaire (dont le fameux droit de « last cut », de montage final) et la volonté de proposer au public des produits qu’il voudra acheter. Comme disait une publicité Coca-Cola de 1952 : « There’s nothing like giving folks what they want », rien de mieux que de donner aux copains ce qu’ils veulent.
D’où l’idée que la propagande hollywoodienne est d’abord le résultat d’une sorte de déterminisme industriel. Plutôt qu’une élaboration machiavélique, on peut voir cette propagande comme le résultat d’un conformisme de groupe orienté par le souci de ne pas choquer le grand public US, de lui raconter ce qu’il a majoritairement envie d’entendre et de lui délivrer un message correspondant à l’orthodoxie collective. Entre l’étape initiale du script et l’étape finale du montage, des techniciens en foule vont intervenir et écheniller le film en production, de sorte que la loi du retour à la moyenne va jouer à plein, aboutissant à un résultat conforme à ce que le public domestique attend plus ou moins consciemment. Et, disons-le, cela ne date pas d’hier.
C’est ainsi qu’un film hollywoodien (on ne parle pas ici des éventuels “films d’auteurs” qui, de Welles à Cassavetes en passant par Chaplin, ont pu échapper à la mainmise des studios) peut se lire à trois niveaux : ce qu’il raconte (l’histoire proprement dite), ce qu’il dit (la morale de l’histoire) et ce qu’il proclame (l’idéologie sous-jacente à cette morale).
Dans les années 1930, au pire de la Grande dépression, deux sortes de films hollywoodiens font leur apparition : les films de gangsters (L’Ennemi public de Wellman ou Le Petit César de M. LeRoy en 1931, Scarface de Hawks en 1932…) et les films de monstres (Frankenstein de Whale et Dracula de Tod Browning en 1931, La Momie de Karl Freund en 1932…). Le schéma de ces films est le même : un “monstre” fait régner l’injustice et la terreur, il est généralement associé à la nuit, et il finit détruit par un concours de policiers ou de citoyens dans une débauche de projecteurs ou de flammes (les derniers plans de Frankenstein et de Scarface, par exemple, offrent à cet égard un parallélisme frappant), ou simplement anéanti par le jour. La morale est claire : les forces du mal finissent toujours par être vaincues. Et l’idéologie ne l’est pas moins : c’est parce qu’on le laisse faire que le monstre peut sévir, mais la raison et l’union peuvent en venir à bout. Une idéologie qui, en somme, correspond assez bien à l’élection de Roosevelt en novembre 1932.
Dans les années 1950, les États-Unis construisent leur domination sur le monde occidental. La machine économique est prête à tourner à plein régime, la publicité et le marketing deviennent des disciplines universitaires, ou peu s’en faut. Ce sont les débuts de la société de consommation. Et voilà un film, en 1953, qui adapte une comédie musicale à succès pour expliquer aux mâles américains que le sexe, c’est bien, mais que l’argent, c’est mieux, car au final c’est lui qui permet d’avoir les femmes les plus désirables. Donc, au boulot, les gars ! Make money, enrichissez-vous ! Le titre du film ? Les Hommes préfèrent les blondes… qui, elles, préfèrent les hommes fortunés.
Le début des années 1970 est pour les États-Unis une période un peu douloureuse : contestation accrue de la guerre du Vietnam par la jeunesse, affaire des Pentagon Papers, affaire du Watergate à partir de 1972, choc pétrolier en 1973… C’est à ce moment qu’apparaît un nouveau genre hollywoodien : le film-catastrophe (Airport de G. Seaton en 1970, L’Aventure du Poséidon de R. Neame en 1972, Tremblement de terre de Mark Robson et La Tour infernale de John Guillermin en 1974…). Là encore, le schéma est bien défini : pris dans une catastrophe, un groupe de gens « comme tout le monde » (on dirait aujourd’hui de « vrais gens ») de tous âges, de toutes conditions et bientôt de toutes couleurs unissent leurs énergies et leurs compétences pour se sauver. L’Aventure du Poséidon est particulièrement emblématique, puisque toute l’action se déroule dans un paquebot de luxe retourné par un tsunami en pleine fête de la Saint-Sylvestre, de sorte que les survivants marchent littéralement au plafond, guidés par un jeune garçon et entraînés par un pasteur énergique. Traduisons : dans un monde tourneboulé où il n’y a plus aucun repère, l’Amérique doit se serrer les coudes pour s’en sortir et ne peut compter que sur elle-même. D’ailleurs, ceux qui ont voulu attendre les secours au lieu de s’activer périssent tous noyés. Ça leur apprendra.
En 2012, un Barack Obama élu dans l’enthousiasme et la ferveur fait campagne pour sa réélection. Pour tout dire, il a un peu déçu et sa popularité bat de l’aile, même si une majorité d’Américains lui demeure favorable. D’ailleurs, son attitude au cours d’une catastrophe nationale (l’ouragan Sandy, plus de 200 morts) lui permettra d’imposer à nouveau son image de chef d’État compétent et responsable. De son côté, Hollywood produit fin 2012 un film intitulé Flight, réalisé par Robert Zemeckis, et dans lequel un commandant de bord noir (tiens ?) interprété par Denzel Washington (si, si, Washington) réussit, par son sang-froid, son audace et ses réflexes à sauver son avion et ses passagers d’une catastrophe aérienne. À la fin, on apprend que cet héroïque pilote est alcoolique et légèrement cocaïnomane, ce qu’il confesse d’ailleurs lui-même ; mais il a tout de même sauvé plus de 250 personnes… Ce que le film proclame : certes, nos dirigeants sont des hommes, avec leurs défauts et leurs faiblesses, mais faisons-leur tout de même confiance, car ils sont dévoués, compétents et expérimentés.
On l’aura compris avec ces quelques exemples : si la propagande étatsunienne par Hollywood interposé peut parfois obéir aux orientations données par la CIA ou par le Pentagone (ou, le cas échéant, la Maison-Blanche), elle résulte le plus souvent d’une sorte d’inconscient collectif du public nord-américain, et s’adresse d’abord à ce même public nord-américain. C’est pourquoi le décryptage en trois niveaux des films US ayant le plus de succès sur le marché domestique est, en général, un assez bon indicateur de l’état de l’opinion étatsunienne. À titre d’exemple, l’un des blockbusters de 2016, Captain America : Civil War, nous montrait un Captain America, incarnation fantasmatique de la vieille Amérique combattante, refuser de se plier au diktat du gouvernement et de l’ONU et partir en lutte contre un ancien super-soldat soviétique. Une Civil war contre des institutions soupçonnées d’oublier leur mission au profit d’intérêts privés ? Make Captain America great again ? C’était en avril 2016, peu de temps avant l’élection de Donald Trump.