Les Français considèrent le Brexit soit avec indifférence, soit avec satisfaction : enfin nous sommes débarrassés d’eurosceptiques impénitents ! Quant à leurs dirigeants, comment ne pas se demander s’ils ne poussent pas à la roue ? Comme inconsciemment ! Rappelons, quand même, que le Royaume-Uni est le seul pays industriel avec lequel nous ayons un excédent commercial, que 400 000 jeunes Français y ont trouvé du travail et que la présence de centaines de milliers de Britanniques constitue une source de revenus pour une vaste région en crise, qui s’étend du sud de la Touraine au nord d’Agen. Rappelons aussi nos nombreux partenariats industriels. Soulignons que le départ de la Grande-Bretagne va priver le budget communautaire d’une part très importante de ses ressources (21%) et que la Politique agricole commune en fera sans doute les frais… Rappelons enfin que Londres est au tout premier rang de nos principaux partenaires en matière de défense et d’industries de défense, comme prévu par les accords de Lancaster House de 1998. La France sera sans doute la principale victime d’un désormais probable hard Brexit, malgré les illusions de ceux qui croient que la City viendra s’installer à Paris !
Un hard Brexit
Comment en est-on arrivé là ? David Cameron a certes perdu le référendum de 2016 mais de peu. Si Angela Merkel et François Hollande lui avaient accordé des concessions sur deux points précis, l’ingérence tout azimut, bien au-delà de ce que comportaient les traités, de la Cour de justice de Luxembourg, et l’égalité de traitement complète exigée pour tous les ressortissants de l’Union européenne, il aurait probablement gagné. Or, nous aurions le même intérêt à réduire le champ d’activité de la Cour, et à ne pas accorder immédiatement, sans conditions, protection sociale et droits de toute nature aux ressortissants de l’Union.
Mais non seulement l’Europe va subir le Brexit, mais il paraît de plus en plus probable qu’il s’agira d’un Brexit dur, la Grande-Bretagne ne parvenant même pas à établir avec l’Union le type de relations que la Norvège ou la Suisse ont construites vaille que vaille. Les responsabilités sont là partagées. Du côté britannique, on constate que les membres du cabinet Theresa May sont fort divisés entre les partisans ou d’un Brexit dur ou d’un Brexit plus modéré, et même les nostalgiques honteux de l’Union. Mme Theresa May, elle-même ambigüe et changeante, ne parvient pas à rétablir son autorité. Elle avait commencé par déclarer que « l’absence d’accord valait mieux qu’un mauvais accord ». Maintenant elle demande que la négociation de l’accord post-Brexit commence tout de suite, et elle souhaite la mise en place pour la période allant jusqu’en mars 2019 d’un accord intérimaire qui reviendrait en fait au maintien du statu quo, y compris la libre circulation et le rôle de la Cour de Luxembourg ; et en échange de cet accord elle s’engagerait à payer 20 milliards d’euros, montant estimé des engagements pris par Londres avant 2016 : tel fut son discours de Florence. Autrement dit, elle voudrait que les accords futurs soient négociés en même temps que les termes du divorce, ce parallélisme étant évidemment destiné à faciliter des concessions réciproques…
Cette position suscite la méfiance de ceux qui, comme Boris Johnson, le Foreign Secretary, veulent une rupture franche. A l’inverse elle ne suffit pas aux milieux économiques, qui ont besoin de savoir très vite – d’ici la fin 2017, et au plus tard, avant le printemps 2018, disent-ils – où ils en seront après 2019, quand s’achèvera le délai de deux ans prévu par l’article 50. Les mêmes milieux ne voient pas, en outre, grand intérêt à l’accord intérimaire, dont la valeur diminue avec le temps qui passe : après s’y être conformé, il faudrait tout remettre sur le chantier pour la situation définitive.
Ajoutons que l’administration britannique ne dispose plus des experts qui seraient nécessaires pour négocier efficacement et en même temps l’accord intérimaire et très rapidement l’accord final, travail gigantesque qui ne concerne pas seulement le Marché unique mais aussi le nucléaire, le transport aérien, etc. Elle n’a plus, non plus, les fonctionnaires des douanes, de police des frontières et autres, qui seront nécessaires à partir de 2019. Quant à l’Irlande du Nord, c’est la quadrature du cercle : par les accords de paix de Dublin, Londres s’est engagée à ce qu’il n’y ait pas de frontière physique entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande. On ne voit pas comment pourrait être respecté cet engagement après le Brexit.
Boris Johnson est décidé à tout bouscouler.
L’alternative : ou la séparation ou la réconciliation
En fait, en dehors de la position officielle qui envisage un accord entre le Royaume-Uni et l’UE pour régler leurs rapports après le Brexit, deux orientations se dégagent actuellement : pour les Travaillistes de Jeremy Corbyn – devenu subitement favorable à l’UE ! – et pour certains Conservateurs, ainsi que pour les Libéraux, le mieux serait de finalement annuler le Brexit. Certains estiment que le Parlement pourrait imposer cette solution sans nouveau référendum, tout simplement en ne ratifiant pas les lois et accords que lui soumettrait le gouvernement afin de rendre effective la décision de quitter l’Union. Éventuellement après de nouvelles élections, rendues inévitables en cas d’effondrement du cabinet May.
Pour d’autres, et leur nombre paraît croitre depuis quinze jours, le plus simple serait de renoncer à un accord et de se préparer dès maintenant à un Brexit dur, les relations avec le Continent n’étant plus réglées que dans le cadre général de l’OMC. On saurait ainsi plus vite sur quel pied danser, et s’y préparer. Ça n’aurait rien de facile, mais comme un accord GB-UE paraît fort difficile et qu’en outre il serait probablement attaqué devant l’Organisation mondiale du commerce, comme l’indique la vive réaction qu’entraîne déjà l’accord technique de partage des quotas d’importation de produits agricoles entre l’Angleterre et l’Union, la tentation d’aller au moins difficile et au plus rapide va, à mon avis, croître.
D’autant plus qu’en face, Bruxelles s’est montrée intransigeante : pas question de commencer à parler du futur avant d’avoir suffisamment progressé sur les termes du divorce, pas de frontière physique entre l’Irlande et l’Irlande du Nord, maintien, même après 2019, de la juridiction de la Cour de Luxembourg pour les affaires concernant les citoyens de l’Union résidant en Grande-Bretagne, compensations financières au moins triples des 20 milliards proposés par Mme May, et se poursuivant même après le Brexit effectif pour les engagements à long terme comme la retraite des fonctionnaires britanniques de l’UE ! Il est évident qu’il n’y aura pas d’accord sur ces bases.
Certains s’en rendent compte, dans certaines capitales et même à Bruxelles, où Michel Barnier a commencé à assouplir un peu sa position lors du sommet européen des 19-20 octobre en suggérant que l’on commence dès que possible à parler des accords futurs. Le danger en effet grandit de voir Mme May remplacée par un Premier ministre moins conciliant. Mais depuis le début de cette crise, à chaque rebondissement, Mme Merkel a fait triompher l’intransigeance, et chaque fois suivie par Paris ! Il ne faut pas s’étonner des conséquences. Certains ont paru penser que cette position s’était assouplie lors du dernier sommet ; mais en dehors d’un ton plus aimable à l’égard des Britanniques, rien n’a changé sur le fond, les propos d’Emmanuel Macron à la presse à la fin du sommet en témoignent.
Le faux rêve de Paris
On estime probablement à Paris que le départ de la Grande-Bretagne facilitera la mise en place d’un noyau dur beaucoup plus fortement intégré au sein de l’Union ; cette politique a été annoncée par le président de la République. Mais le choc électoral récent en Allemagne et en Autriche, la crise catalane, la perspective des élections italiennes font douter de la possibilité de réaliser cet agenda.
On se console, d’autre part, en pensant que la coopération de défense franco-britannique, essentielle pour nous, ne sera pas affectée par le Brexit, même dur. Certes, Mme May a promis de ne pas la remettre en cause. Mais la spirale d’un hard Brexit compromettra immanquablement le climat politique et stratégique, Londres s’en remettra encore plus à l’Alliance atlantique, et la coopération en matière d’industries militaires ne pourra que souffrir de la sortie de la Grande-Bretagne en compliquant les chaînes d’approvisionnement des composants de systèmes d’armes.
Je crains donc que nous n’y perdions sur tous les tableaux, du point de vue de notre politique nationale et du point de vue de notre politique européenne. Et nous avons raté une bonne occasion de ramener dans un cadre raisonnable – celui des traités ! – la Cour de Luxembourg et les règles de libre circulation dans l’Espace Schengen !