Le dernier quart du XXe siècle et les deux premières décennies du XXIe ont vu la montée des régionalismes européens. Maints États, naguère centralisés, se sont dotés d’institutions régionales largement autonomes. Tel a été le cas de la Belgique depuis 1980, de l’Espagne depuis 1978, de l’Italie depuis les lois Bassanini de 1997-1999, de la Grande-Bretagne avec l’autonomie de l’Écosse en 1998, du pays de Galles en 1999.
L’essor du libéralisme mondialiste et de son vecteur sur notre continent qu’est la constitution d’une Europe fédérale, explique ce phénomène.
Le nouvel ordre économique et la construction européenne
Les Trente Glorieuses (1945-1973) ont vu la planétarisation de l’économie et la domination du capitalisme américain, en même temps que la constitution du marché commun européen. La période suivante a été marquée par la fin du système économique mondial né des accords de Bretton Woods, la concurrence débridée entre les monnaies, le règne de la Bourse et de la spéculation, et le triomphe du néolibéralisme, tout particulièrement le recul du rôle de l’État dans la vie économique, la flexibilité des salaires et des conditions de travail, et l’internationalisation des stratégies d’entreprises. Ce bouleversement a ouvert une avenue aux régionalismes. Jusqu’alors jugés archaïques, ces régionalismes ont fait figure de mouvements d’avenir. Affaiblissant l’État-nation, la mondialisation promeut les régions et les place en situation de concurrence. Le nouvel ordre mondial et européen ne connaît plus d’autres réalités que les régions, définies selon des critères économiques plus qu’historiques ou ethnoculturels. Il existe des régions prospères : Île-de-France, Rhône-Alpes, Lombardie, Bade-Wurtemberg, Rhénanie du Nord-Westphalie, Hambourg, Flandre, écosse, Catalogne ; et d’autres moins bien loties : PACA, Corse, ancien Limousin, Nord-Pas-de-Calais, Latium et Sud italien, Saxe et Saxe-Anhalt, Brandebourg, Wallonie, Pays de Galles, Pays basque, Galice, Andalousie. Les premières dessinent les contours d’une Europe dynamique, qui tient son rang dans la grande compétition internationale et aspire à se délester de ces boulets que sont les secondes, incapables de s’adapter, candidates à toutes les aides publiques, « assistées ». Aussi, arrive ce qui doit arriver : les régions prospères voient fleurir en leur sein des mouvements autonomistes, voire indépendantistes. Les exemples les plus spectaculaires sont ceux de l’Italie du Nord, de la Catalogne et de la Flandre.
Manifestation du Vlaams Belang : la Flandre avant tout.
La revendication d’indépendance
En Italie du Nord, la Ligue du Nord, née en 1989 de l’union des ligues lombarde et vénète, a longtemps réclamé l’indépendance de la « Padanie », un ensemble abstrait comprenant la Lombardie, la Vénétie et le Trentin, avant de se rallier à l’idée d’une confédération italienne au sein duquel cette « Padanie » jouirait d’une très large autonomie. Rassemblant 8 à 10% des suffrages au plan national, la Ligue a conquis de nombreuses municipalités en Italie septentrionale, a dirigé, avec le concours de la droite traditionnelle, le Piémont, la Lombardie et la Vénétie, a participé aux gouvernements Berlusconi, et compte encore 12 sénateurs, 19 députés et 5 eurodéputés. Il est important de noter que la Ligue étaie ses revendications seulement sur des considérations économiques et institutionnelles : critique du poids de l’État, de l’administration et de l’aide aux « fainéants » du Sud ; elle fait peu de cas de critères culturels, nonobstant la véhémence de ses incartades dites xénophobes.
Le mouvement indépendantiste catalan – Convergence démocratique, puis Parti démocrate européen catalan –, au pouvoir en Catalogne depuis 2010, demande l’indépendance de cette province, considérée comme une vache à lait de l’Espagne.
Le Vlaams Belang (naguère Vlaams Blok) défend bec et ongles l’identité flamande, et s’oppose à la perpétuation d’une situation en laquelle la Flandre moderne et prospère doit supporter la charge d’une Wallonie sinistrée et longtemps considérée dominatrice et arrogante. Aujourd’hui sur le déclin – il ne représente plus que 3,7% des voix en Belgique, 9,4 % en Flandre –, il peut se targuer d’être à l’origine de la réforme constitutionnelle du 8 août 1980 qui a fait de la Belgique un État fédéral au sein duquel la Flandre a une grande autonomie.
Forte de la prospérité que lui valent son industrie électronique, ses ressources pétrolières en mer du Nord, ses banques, et l’activité de son port de Glasgow, l’Écosse n’a cessé de défendre toujours plus son identité et ses intérêts au sein du Royaume-Uni, même si le Scottish National Party a largement perdu (par 55,3% des voix) le référendum du 18 septembre 2014 sur l’indépendance du pays.
Nicola Sturgeon, Premier ministre d’Écosse. Sait-elle ce qu’elle veut ?
L’ancienneté de leurs constitutions fédérales a préservé l’Allemagne et la Suisse des revendications régionalistes et des antagonismes entre Länder ou cantons pauvres et Länder ou cantons prospères.
La France, demeurée jacobine en dépit de la loi Defferre du 2 mars 1982 et des lois des 7 janvier et 22 juillet 1983, a été périodiquement troublée par les revendications autonomistes basque, bretonne, occitane, et surtout corse, la virulence de cette dernière ayant abouti à la constitution de l’Île de beauté en « collectivité territoriale à statut particulier » (loi du 2 mars 1982), appelée à devenir, à partir de janvier 2018, une collectivité territoriale unique remplaçant les deux départements qui la constituent. La tradition étatiste a joué à double sens. Elle a aiguisé les mouvements séparatistes, mais elle a également permis le désamorçage des situations conflictuelles par une politique résolue de régionalisation et, plus récemment, avec la constitution de nouvelles grandes régions qui, en unissant au sein d’un même ensemble des régions pauvres et d’autres riches – tel le rattachement de l’Auvergne à Rhône-Alpes, du Limousin à la nouvelle Aquitaine –, évite de les opposer.
Des régions en situation de concurrence
Mais l’essence du régionalisme d’aujourd’hui, c’est la rivalité et le chacun pour soi. Les régions prospères aspirent à servir leurs seuls intérêts en s’affranchissant de toute solidarité nationale. Les régions pauvres utilisent les revendications autonomistes afin d’obtenir des aides et investissements de leurs États de tutelle, ou encore pour avoir la liberté de mettre en œuvre des politiques de développement adaptées à leur propre situation.
L’édification d’une Europe supranationale et la libéralisation totale de l’économie mondiale sont intrinsèquement de nature à favoriser, au détriment des États, la constitution de grandes régions, conçues comme de simples ensembles géographiques et économiques, les références ethnoculturelles tenant lieu, en fait, d’alibis et d’adjuvants. Et cela a pour conséquence la relative inefficacité des politiques développées dans les fonds structurels européens, notamment le Fonds européen de développement économique et social (FEDER), mais également le Fonds européen agricole et le Fonds social européen, politiques neutralisées par les alliances stratégiques entre les régions riches qui s’efforcent par des actions de pression et de lobbying de faire prévaloir leurs intérêts au sein des instances européennes. La tendance serait même à la transformation du FEDER et de ses relais régionaux en fonds d’incitation aux investissements privés compétitifs, ce qui s’inscrirait dans une optique sélective et concurrentielle conforme à l’orthodoxie néolibérale, et romprait avec la mission de « renforcement de la cohésion économique et sociale » au sein de l’UE, traditionnellement dévolue aux fonds structurels de la Communauté.
Un nouveau Moyen Age
Le nouvel ordre économique mondial réduit à l’impuissance les États, dédaigne les nations et met les régions en concurrence. Il détricote le monde des États souverains. Ce faisant, il fait des régions des féodalités économiques auxquelles une référence identitaire tient lieu de légitimité historique et politique. Nous sommes à l’aube d’un nouveau haut Moyen Âge, où les régions jouent le même rôle que les royaumes barbares au sein de l’Empire romain d’Occident décomposé du Ve siècle, ou les seigneuries entre le VIIe et le XIe siècle, certes plus discrètement, et sur fond de modernité tapageuse.
Conscients du danger, les dirigeants européens mettent aujourd’hui un bémol à la promotion des régions et essayent de redonner du poids aux États-nations. Mais il sera difficile de revenir en arrière. Ce qui explique les ambiguïtés, voire les lâchetés de l’Union européenne qui ne sait plus de quel côté trancher.