Tribunes
SCÈNE TOUCHANTE
Oh les pauvres choux ! s’exclama tante Euphrasie. Ils en ont de la chance ceux d’aujourd’hui.
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Stag House, où Gratien passait cet été-là, était construite au bord d’un lac qui ressemblait au fameux loch Ness, tout en longueur sur plusieurs kilomètres, et d’une largeur variant entre trois cents et cinq cents mètres. Orienté dans le sens des vents d’ouest et environné de collines découpées de vallées étroites, il était souvent parcouru de rafales tourbillonnantes qui pouvaient rendre la navigation délicate.
C’est justement ce qu’aimait le captain Grey ; il possédait trois petits catamarans bien stables sur leurs deux coques, qu’il lançait volontiers sur le lac en embarquant quelques-uns de ses hôtes qu’il initiait à la barre, aux nœuds, et aux virements de bord indispensables pour progresser par temps de brise fraîchissante. Gratien, qui n’avait jamais pratiqué ce sport se lança dans cet apprentissage avec plus de bonne volonté que d’efficacité ; sa maladresse naturelle et sa distraction mettaient souvent à l’épreuve la stabilité du catamaran ; de plus, il avait beaucoup de mal à assimiler la science des nœuds pourtant relativement simple sur ce type de petit voilier.
Ces excursions étaient agrémentées vers midi par l’abordage d’une île, où l’on dévorait un généreux pique-nique préparé par Jessica, restée à la maison avec Pamela et Donald. Après quoi, l’on repartait en changeant d’équipage ; c’est une jeune Française qui se montra la plus habile et mérita le titre de skipper que le captain Grey, toujours souriant et réservé, décernait avec parcimonie. Au retour à Stag House, la compagnie était disposée à terminer la journée le plus joyeusement possible : guitares, banjos, guimbardes et bombardes accompagnaient gaiement les chansons populaires de diverses régions celtiques, ou ressortissant au répertoire à la mode cet été là.
Un soir de randonnée aquatique par temps bien venteux et bien frais, Gratien s’était montré si maladroit sur l’eau et ses manœuvres avaient si copieusement trempé ses coéquipiers que ceux-ci lui demandèrent en guise réparation de chanter tout seul la chanson de son choix. Gratien n’hésita pas longtemps et interpréta un poème de Jacques Prévert, La pêche à la baleine, chanté par les regrettés Frères Jacques ; il s’agissait en réalité d’un récit d’une loufoquerie cocasse et macabre à la fois, qui se terminait par l’assassinat du pêcheur par « la baleine aux yeux bleus » armée d’un couteau à découper, devant sa femme, son fils Prosper, et l’innocent cousin Gaston « qui avait renversé la soupière au bouillon » et auquel cette tragédie rappelait « la chasse, la chasse aux papillooons » ; ce fut un succès, les mimiques et les intonations du chanteur stimulant la compréhension de l’assemblée pourtant peu francophone, qui réclama « another song, please » !
Gratien alors se lança dans Général à vendre, chanson tout aussi loufoque composée par l’ineffable Francis Blanche, qui se piquait également de poésie : le narrateur revient du « marché du comté » avec un général échangé « contre un cageot de pommes pas mûres, quatre choux-fleurs et une tartine de confiture », transaction jugée trop chère par la famille. Mais le général fait la conquête de tous en racontant ses exploits, des Dardanelles à Ramsès II, « quand sa mère était cantinière » ; après avoir « fait deux jumeaux à la bonne », il apprend dans le journal qu’on le nommait maréchal, « alors, il nous quittait, c’était fatal », laissant un sillon de nostalgie à l’apparition de cinq étoiles dans le ciel des nuits d’été…
Hélas, le temps avait passé, et Gratien dut faire ses adieux à ses hôtes, au loch, aux bogs, aux hardes de cerfs et aux hautes collines accrocheuses de nuages ; le captain Grey le reconduisit à la gare en barque et en camionnette délabrée, puis il le quitta avec un sourire chaleureux quoique réservé. Une autre aventure attendait Gratien à l’automne : il s’engageait dans l’armée de terre ; mais ceci est une autre histoire…
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