La Suisse est un Etat à la fois fabuleux et inquiétant. Le Conseil fédéral, l’autorité suprême de la Confédération helvétique, a récemment décidé de donner son aval à la vente des armes à l’Arabie Saoudite. Ce pays intervient militairement aux côtés du gouvernement du Yémen contre les rebelles Houthis dans une longue guerre civile chaotique. Or, vendre du matériel de guerre à destination des régions impliquées dans un conflit armé constitue une infraction à la neutralité suisse.
La neutralité en tant que telle n’est pas précisée dans sa Constitution. L’article 107 se contente de stipuler que l’exportation et le transit de matériel de guerre est du domaine de la Confédération. Comment et dans quel contexte l’argument de la neutralité est utilisé par les différents acteurs de la politique suisse est une question certes intéressante mais à laquelle je n’ai pas l’intention de répondre ici. Contentons-nous de constater que, pour des raisons essentiellement historiques, la neutralité suisse est davantage une convention qu’une loi constitutive. Cela explique pourquoi elle évolue en fonction des intérêts politiques du moment que définissent le Conseil fédéral et le Parlement.
Cependant, le principe qui fonde la neutralité reste immuable. Elle consiste à ne pas participer, ni politiquement, ni militairement, à une guerre menée par d’autres Etats. Or, en considérant ce que je viens de dire, force est de reconnaître que vendre des armes à un pays en guerre, ou dont l’armée est mobilisée dans une guerre à l’étranger, comme, à l’évidence, c’est le cas de l’Arabie saoudite, signifie dans le fait soutenir et favoriser un parti du conflit contre l’autre.
Stratégie et commerce
Pour déterminer à qui elle vend ses armes, la Suisse s’oriente essentiellement autour de deux axes de réflexions : la stratégie et le commerce. Du point de vue de stratégique, les rebelles Houthis, proches des chiites iraniens, seraient militairement soutenues par l’Iran tandis que les Etats-Unis et la France fournissent des armes à l’Arabie saoudite qui est sunnite. Dans ce contexte, on voit mal la Suisse vendre des armes aux Houthis, même si, à supposer qu’on veuille combattre le terrorisme — là-dessus tout le monde est d’accord, du moins dans les discours — ce serait probablement plus prudent d’autant plus que le gouvernement yéménite, épaulé par son voisin du Nord, les Etats-Unis et la France, aurait employé des militants d’Al-Qaïda pour combattre les rebelles. Ils occuperaient également le terrain préparé par l’aviation saoudienne. Tout cela est fort troublant ! La chatte n’y retrouverait pas ses petits.
Sinon les armes, c’est du commerce. Et la Suisse vend à celui qui paie le prix. En cela, elle est loin d’être un cas d’exception. Les armes helvétiques sont fabriquées par des entreprises privées. L’industrie suisse de l’armement veut vendre. Rien de plus normal à cela car toute entreprise privée cherche avant tout la rentabilité même si elle est soumise à l’Etat quant à la compétence de conclure des contrats de vente. D’aucuns pensent qu’en livrant des armes aux Saoudites, le Conseil fédéral a privilégié le commerce sur l’intérêt général. J’ai un autre point de vue. En ayant donné son accord à cette vente, il a protégé les places de travail de l’industrie de l’armée. Personne ne peut nier que conserver et créer des places de travail est dans l’intérêt général. C’est la meilleure garantie contre le chômage, l’insécurité et les coûts sociaux.
La sécurité garantit le commerce
Le fond du problème est ailleurs. En vérité, l’enjeu est plus important qu’une simple question de commerce. Se pose la question fondamentale de la sécurité. Il est en effet justifié de se demander si, du point de vue de la stratégie politique, il est heureux de vendre des armes aux cheiks du pétrole. Dans un pays où le système juridique reste toujours fondé sur la charia, il est plus que probable que cette élite pétrolière joue double jeu et, de manière plus ou moins occulte, finance le terrorisme musulman. On aurait au moins dû avoir l’intelligence de soumettre la vente des armes à la condition que l’Arabie Saoudite accepte d’accueillir des demandeurs d’asile musulmans sur son territoire, ce qu’elle a jusqu’ici toujours catégoriquement refusé de faire. En attendant, le Conseil fédéral approuve la vente des armes à l’Arabie Saoudite acceptant ainsi le risque qu’une partie de ses armes soit remise aux terroristes. On privilégie clairement le commerce au détriment de la sécurité. C’est d’ailleurs aussi la politique des Etats-Unis et de la France. Or, il est irresponsable de fragiliser la sécurité de son pays en livrant indirectement des armes à ses ennemis et de contribuer ainsi au danger des attentats en Europe et sur le sol suisse.
Les responsables politiques ont-ils oublié que c’est la sécurité qui garantit le commerce et non pas l’inverse ? Il faut le croire. Ou bien il n’y a plus de politique. Faire de la politique consiste essentiellement à définir des priorités. La première priorité d’un gouvernement est la sécurité de son pays et de son peuple. Tout le reste en découle. Si la sécurité d’un pays est menacée, sa prospérité l’est aussi de même que son économie, ses places de travail, son pouvoir d’achat, l’Etat et ses institutions, la justice et la liberté individuelle.
Incapables de reconnaitre les priorités qui s’imposent, d’agir selon des principes claires et dans l’intérêt général, les gouvernements d’aujourd’hui se ressemblent tous un peu. Soumis aux intérêts particuliers du commerce ils naviguent à vue, et même à courte vue. C’est du mou, de l’inconsistant, du fluide, de l’invertébré. C’est aussi la victoire des clans et des cliques sur l’intérêt général et sur les peuples dont ils ont perdu le contact. Le peuple a cessé d’être le peuple tandis que l’élite n’a jamais été aussi proprement elle-même.