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La face lumineuse de l’islamo-gauchisme

La gauche existe chez les musulmans, développant ce qu’on pourrait appeler une théologie de la libération musulmane : même goût pour la justice sociale, même propension à privilégier celle-ci au détriment de la position sociale de la religion établie. Une posture courageuse à proportion qu’elle paraît promise à l’échec.

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La face lumineuse de l’islamo-gauchisme

Je ne parlerai pas aujourd’hui des multiples compromissions de la gauche française ou anglaise (et d’autres) avec les courants islamistes, ni d’une députée LFI de Rennes, Marie Mesmeur, prenant une photo tout sourire sur la flottille pour Gaza avec un ancien sénateur islamiste pakistanais s’opposant à un projet de lois contre les conversions forcées (qui, couplées à des viols et à des mariages forcés, concernent au Pakistan au minimum mille femmes chrétiennes et hindoues par an) ; je ne parlerai pas du fait que le festival des Poussières, rassemblement catholique de gauche, a reçu un éditeur salafiste publiant notamment des textes d’éloge du sultan ottoman Abdul Hamid (responsable des massacres hamidiens ayant éliminé 10 % de la population chrétienne d’Anatolie entre 1894 et 1896, prélude au génocide des Arméniens, des Assyro-Chaldéens et des Grecs pontiques en 1915) ; je ne parlerai pas des multiples compromissions , des solidarités sélectives et des alliances étranges. J’en ai déjà parlé dans ces colonnes. J’en parlerai sûrement plus tard car cela a joué un rôle dans mon départ de la gauche. Si celui-ci a eu bien des causes, l’une des plus saillantes a été la lutte contre la persécution des chrétiens dans le monde et le silence de mon camp politique à ce sujet, particulièrement quand la persécution était le fait des islamistes.

Dans cet article, je ne parlerai pas non plus de ceux par qui j’ai découvert cette persécution, journalistes, écrivains, militants qui m’ont sensibilisé à cette cause et qui viennent d’une gauche présente dans les pays en question. Beaucoup ont risqué ou risquent leur vie pour un engagement global dont ce thème n’est qu’une des composantes. J’admire plus que je ne pourrais dire ces gens mais il ne s’agit pas des islamo-gauchistes à qui je veux rendre hommage. En effet, je désignerai ici l’islamo-gauchisme non pas comme l’alliance tactique ou stratégique entre des idéologies de gauche et des courants islamistes (ce qui est une définition tout à fait valable et opérationnelle) mais comme les individus et les courants politiques qui visent à conjuguer une position politico-religieuse plaçant l’islam au centre de leur engagement et une position de gauche radicale moderne que l’on peut définir comme la volonté de démanteler les structures d’oppression. Une expression plus ramassée serait de parler de théologie de la libération musulmane en faisant référence à la théologie de la libération d’Amérique du Sud. Or les courants de gauche alternative pakistanaise ou turque auxquels je faisais référence ne sont pas des courants plaçant l’islam au centre de leur engagement. Les gens cités peuvent être athées, agnostiques ou musulmans en terme religieux mais la référence idéologique sera plus le marxisme, le féminisme ou la lutte antiraciste que le Coran.

La théologie de la libération musulmane

Dans cet article, je parlerai donc des courants très minoritaires mais existants de la théologie de la libération musulmane à travers quelques auteurs, comme Ihsan Eliacik ou Ahmad Tariq. En Turquie, tout d’abord, ce courant théologique s’est construit en rejetant trois tentations. Alors que l’islamisme turc s’est construit en opposition au laïcisme autoritaire du kémalisme (clivages des années 80 et 90 portant notamment sur le voile à l’université et dans la fonction publique), les tenants de la théologie de la libération musulmane se sont intégrés dans le consensus kémaliste. Deuxième tentation rejetée, déjà plus inattendue, l’islamo-nationalisme et la synthèse turco-islamique : en effet celle-ci a pris appui sur le fait que le kémalisme, tout en étant laïcard, a une définition ethnico-religieuse fusionnant définition de Turc et définition de musulman et s’est construit sur le génocide des populations chrétiennes d’Anatolie ; la majorité des mouvements islamistes turcs (dont l’AKP d’Erdogan) ainsi que des mouvements nationalistes turcs laïcs y adhèrent. Enfin, la troisième tentation rejetée a été celle de l’islamisme, au sens beaucoup plus classique d’appel à une théopolitique ayant comme référence l’oumma et le califat, tel qu’il existe dans ses manifestations majoritaires sous des formes et des méthodes différentes (et parfois radicalement opposées), qu’il s’agisse des courants islamistes chiites, des frères musulmans, du Tabligh, des mouvances gravitant autour d’Al-Qaïda ou de l’Organisation État Islamique.

Ce rejet s’est construit sur une définition profondément divergente de ce qu’est le Bien. Pour les groupes islamistes, la norme est bonne car Dieu l’a définie comme telle. Dans la réflexion que mènent par exemple Ihsan Eliacik ou Huda Kaya, Dieu ne peut pas ordonner un mal ontologique. Concrètement, cela donne un petit courant engagé auprès de la gauche anti-kémaliste turque (le HDP, parti pro-kurde), en opposition frontale au néo-ottomanisme et à l’islamo-nationalisme d’Erdogan (position d’Huda Kaya, députée très liée à ce courant et à la trajectoire fascinante, sur Sainte Sophie par exemple), favorable à une Turquie anatolienne (définition de la Turquie comme un état pluri-ethnique et pluri-religieux), avec un discours clairement centré sur le religieux. En Indonésie, cela donne le courant également marginal mais existant d’Islam Bergerak. Quoi qu’on pense des Indigènes de la République (PIR, parti racialiste et ethno-religieux), Ahmad Tariq arrive à articuler avec courage position de lutte décoloniale, idéal de justice globale, engagement centré d’un point de vue religieux et dénonciation des structures d’oppression y compris quand elles bénéficient à sa religion.

Islam, justice sociale et lutte contre les oppressions

On peut donc parler de théologie de la libération musulmane (TLM) en la définissant de la manière suivante : un mouvement se centrant sur la référence à l’islam comme guide politique (Huda Kaya a même fait carrière dans des mouvements islamistes assez durs), en en ayant une interprétation mettant au centre la justice sociale et la lutte contre les oppressions, y compris les oppressions liées à une position de domination musulmane dans un contexte religieux, sans tomber dans le relativisme religieux : les tenants de la TLM croient que leur religion est la vraie religion sans pour autant cautionner la manière d’ont l’islam opprime les autres religions ; on comprend leurs liens forts avec les gauches radicales de leurs pays. Leur grand intérêt est qu’ils montrent que le discours sur la modération comme « antidote » au fondamentalisme religieux ne marche pas car il revient forcément à concéder l’autorité morale aux fondamentalistes. Ce qui marche, c’est un contre-discours aussi passionné et virulent mais en rupture ou en divergence : les « modérés » religieux » l’ont emporté dans des contextes où ils ne menaient pas le combat mais étaient un supplément d’âme ou un point d’équilibre pour d’autres factions.

Je ne suis pas certain que le choix de ces hommes et de ces femmes que j’admire soit viable dans le monde qui nous attend (outre qu’ils sont théologiquement dans l’erreur sur tous les points de divergence entre islam et catholicisme), mais il est courageux car il assume cette tension : lutter au nom de sa foi contre une oppression bénéficiant à cette même foi, n’est-ce pas aussi affaiblir sa foi ? Voilà un pari aussi hasardeux que hardi, aussi exigeant que périlleux. Même si leur vision échoue, elle restera, pour citer Maurras, comme une arche témoignant que « ce qu’il y a de bon et de beau dans l’homme ne se sera pas laissé faire ». Qui sait si un jour nous ne nous retrouverons pas à combattre côte à côte, avant de nous retrouver au Ciel ?

 

Illustration : Huda Kaya, députée HDP, a dénoncé au parlement turc la persécution des Arméniens par le pouvoir islamo-nationaliste d’Erdogan.

 


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