L’historien du droit Philippe Pichot-Bravard a publié un essai sur le totalitarisme qui vise à démontrer comment, derrière ses diverses manifestations, le but de ce dernier est toujours de non seulement prendre le pouvoir et changer la société, mais bien aussi de transformer l’homme pour créer un homme nouveau.
On pourrait écrire que les idées politiques définissent deux grandes voies d’action sur la cité. La première, que l’on peut appeler l’école réaliste, et qui se manifeste sans doute de la manière la plus claire dans la pensée conservatrice, considère la réalité de l’homme, avec ses qualités mais aussi ses faiblesses et ses défauts – et que « l’homme » soit ici une créature purement naturelle ou que ses défauts soient la conséquence de la Chute ne change quasiment rien. Il appartient dès lors au pouvoir politique, chargé d’assurer le Bien commun dans la cité, de bâtir sur cette base, partant du principe que les structures qui existent, de la famille à l’État, ont répondu à une nécessité humaine et ne sauraient évoluer que lentement. Au contraire, une seconde école, que l’on pourrait qualifiée d’idéaliste, et que Pichot-Bravard nommerait sans doute moderniste, considère que l’homme est potentiellement parfait et que ses défauts ne sont jamais que le fruit de son environnement. Dans cette hypothèse, dans laquelle on peut parvenir à une société parfaite composé d’hommes parfaits – une hérésie pour l’école réaliste –, il faut éliminer les structures anciennes, faire table rase du passé, et constituer ce nouvel environnement qui aboutira à l’homme nouveau. Une table rase du passé institutionnel et social, mais aussi, si besoin est – et il l’a été dans toutes les expériences totalitaires –, table rase de la part de la population qui, par sa mentalité rétrograde, aurait une influence néfaste sur ces hommes nouveaux que l’on veut créer. Le tout étant organisé par l’État ou par un parti politique, voire par la fusion des deux, ce qui est, on le sait, l’une des caractéristiques du totalitarisme.
C’est cette transformation de l’homme et ses méthodes qu’étudie Philippe Pichot-Bravard, expliquant de fort belle manière comment la finalité même de cette école moderniste conduit à la logique totalitaire. Il le fait bien sûr autour d’une analyse du fonctionnement des totalitarismes du XXe siècle, communisme et national-socialisme, mais se penche aussi sur la matrice que constituerait la Révolution française, matrice idéologique, puisqu’il s’agit avec la Révolution de « régénérer » – et le terme est loin d’être anodin – toute la société, mais aussi modèle d’action politique. L’auteur insiste ainsi avec beaucoup d’à-propos sur la manière dont les révolutionnaires ont manipulé les institutions, truqué les élections, et comment, finalement, une petite minorité agissante a réussi à imposer sa volonté en prétendant parler au nom du peuple français tout entier. Et dès ce moment, le lecteur ne peut s’empêcher de trouver des ressemblances ou des résonances avec les régimes totalitaires ultérieurs, mais aussi, de nos jours, non seulement avec les régimes dits « autoritaires », comme le serinent les médias, mais aussi avec le fonctionnement de nos démocraties occidentales.
La Révolution, toujours
Après avoir examiné les racines utopiques ou millénaristes qui ont précédé la modernité philosophique et cette anthropologie matérialiste dans laquelle, avec son rationalisme et son progressisme typiques du XVIIIe siècle, Pichot-Bravard voit le fondement de l’esprit révolutionnaire, la Révolution en acte vise à tout changer, structures institutionnelles, structures sociales et jusqu’au vocabulaire, élément relevé pour les totalitarismes modernes par Orwell dans 1984. L’apparition de la Terreur, souvent présentée comme une conséquence de circonstances extérieures, est bien pour notre auteur l’aboutissement de cette idéologie régénératrice et, comme on le verra ensuite avec les régimes totalitaires, non seulement élimine physiquement les opposants, mais oblige aussi le reste de la population à mentir pour survivre, ce que Soljenitsyne dénoncera avec force dans le communisme en URSS. L’auteur, ayant pioché dans les archives parlementaires, détaille quelques moments clés de la révolution jacobine pour démontrer les manipulations. La manière dont un petit parti, les Jacobins, met en place une caisse de résonance – avec des médias et des sociétés affiliées dans le reste de la France qui, par leurs pétitions, font croire au soutien populaire du pays, tandis qu’à Paris les Jacobins jouent sur la pression physique exercée sur les députés –, est en effet particulièrement parlante.
Sur le communisme ensuite, Philippe Pichot-Bravard insiste sur la manière dont le stalinisme a été utilisé pour dédouaner le léninisme de l’organisation de la terreur. Il revient sur la période de la prise de pouvoir bolchevique, puis sur l’organisation par Lénine du système totalitaire, passant par la substitution au peuple du parti révolutionnaire, avant-garde des masses éclairées – ce qui n’écarte pas l’existence d’une terreur stalinienne ensuite, avec ses purges internes. L’auteur note alors les multiples références à la Révolution française et notamment à la Terreur jacobine, et cette même volonté de régénérer la population y compris par le langage, ici par sa simplification et par la mise en place de ce que l’on appellera la langue de bois communiste.
Le totalitarisme à venir
Pichot-Bravard traite ensuite le cas du national-socialisme et de son utopie raciste, visant à la naissance d’un homme nouveau, mais, nous semble-t-il, avec cette fois une ambiguïté, puisqu’il s’agit tout autant de créer l’homme nouveau que de retrouver l’homme ancien, l’aryen originel censément porteur de toutes les qualités. La sélection raciale va ici de pair avec la sélection idéologique : à côté, par exemple, de l’éducation de la jeunesse il y a une politique eugéniste. Mais pour les méthodes, par contre – de l’usage de la violence aux procès truqués, en passant par la dénonciation des institutions et des structures sociales anciennes ou l’organisation de la terreur par l’État –, ce sont bien les mêmes.
Lors de ces trois épisodes, Philippe Pichot-Bravard étudie la lutte des pouvoirs totalitaires contre le catholicisme et l’Église, évoquant dans un chapitre un écrivain italien trop peu connu, Eugenio Corti, auteur entre autres du remarquable Cheval rouge où l’on suit, justement, la rencontre d’un catholique italien avec le fascisme, mais aussi, au long de la Seconde Guerre mondiale, avec le national-socialisme et le communisme.
En conclusion, – en passant par Alexis de Tocqueville et sa célèbre page où il dénonce le totalitarisme doux qu’il voit venir dans les démocraties –, se pose la question à laquelle on ne cesse de penser en le lisant, sinon du caractère effectivement totalitaire de nos démocraties, au moins de leurs potentialités à cet égard. Elles disposent pour cela d’instruments de contrôle de la population sans cesse perfectionnés et toujours plus utilisés, et, finalement, d’une même matrice progressiste que celle des totalitarismes, les actuelles perspectives transhumanistes pouvant mener selon Philippe Pichot-Bravard à la fin de l’homme. Un ouvrage passionnant, à lire pour comprendre le lien entre l’idéologie et les modes d’action, comme pour se rappeler que c’est en refusant d’accepter le mensonge l’on peut espérer rester libres.
Philippe Pichot-Bravard, L’homme transformé, but des révolutions totalitaires, Via Romana, 2025. 253 p., 24 €.
