Civilisation

Ingénieusement superbe
« On n’est pas aimés » disait Angelo Rinaldi en 1989. « D’ailleurs, à quoi servons-nous ? » Quelle que soit la façon dont est tournée la question, elle n’aboutit qu’à des interrogations.
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Un jour Baldassare Castiglione, dans le Livre du courtisan, évoqua la sprezzatura, manière de désinvolture nonchalante qui en fait révèle aux yeux aguerris la maîtrise la plus subtile de l’art de la conversation.
C’est-à-dire la capacité à faire valoir, comme si de rien, à quel point on maîtrise un sujet sans paraître accorder la moindre importance à cette maîtrise qui pourrait autant être le produit de la grâce – une grâce mystérieusement accordée à la naissance – que de l’exercice, qui consiste à effacer à force de travail tout l’artifice pour ne paraître que naturel. On sent que cette sprezzatura est autant dans l’attitude du parfait courtisan, qui exerce son art de courtisan en étant ainsi profond “sans le vouloir”, que dans le jugement de ses pairs, admirant en leur for intérieur cette grâce à laquelle de moins exercés n’ont pas accès, et dont ils n’ont peut-être pas même conscience. L’habile sait mettre des guillemets à son propos que seuls les autres habiles entendent. Mais alors, cette sprezzatura est-elle si désinvolte ? N’est-elle pas plutôt une volontaire dissimulation – de son talent, de son intelligence, de sa courtisanerie –, frôlant le mépris, chargée d’ironie ? Roderick-Pascal Waters, qui y a consacré sa thèse, se récrierait. À le lire, on sent au contraire que cette fausse nonchalance est à la fois une politesse et un léger mépris, une délicatesse et une perfidie, une nécessité et une élégance, bref un je-ne-sais-quoi absolument indispensable à l’honnête homme ou en tout cas à ceux qui se piquent de les reconnaître et de les fréquenter. S’appuyant sur saint Augustin et sur Bourdieu, capable d’intituler un sous-chapitre « Matamores de la skiagraphia contre paladins de la grâce », avançant obstinément vers Baltasar Gracián à travers les traductions françaises, les jansénistes et le XVIIe siècle français (qu’il n’aime pas trop, hélas), l’auteur nous mène dans une quête passionnante d’un objet qui est presque forcé de se dérober sans cesse puisque toute la sprezzatura tient dans le fait qu’elle est indécelable, sinon aux seuls courtisans émérites ; mais Roderick-Pascal Waters la traque avec une élégante férocité, qui n’est pas sans grâces ni sans grands charmes. Ardu, passionnant et gratifiant, voilà un essai remarquable sur une qualité aujourd’hui presque fabuleuse.