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« Libéralisme » et « illibéralisme » : une manipulation sémantique

Il faut distinguer entre libertés politiques et libertés sociétales. Car leurs mises en œuvre différenciées est tout l’enjeu de ce curieux libéralisme contemporain qui ne supporte plus les libertés politiques classiques : l’État veut désormais nous absorber dans le sociétal, quitte à nous priver de nos droits.

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« Libéralisme » et « illibéralisme » : une manipulation sémantique

Les débats de ces dernières années, encore accrus depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux USA, invitent à se pencher sur la distinction qui est faite par nos politiques et leurs médias entre régimes « libéraux » et « illibéraux ». On sait que la dernière formule est aujourd’hui essentiellement utilisée pour stigmatiser des sociétés qui vont à l’encontre des principes progressistes – dotées de régimes « conservateurs » ou « réactionnaires », parfois « populistes », censés en tout cas menacer les libertés. Mais encore faudrait-il distinguer parmi ces dernières deux domaines, ceux des libertés « sociétales » et des libertés « politiques », et examiner leur mise en œuvre réelle.

Sur le premier plan, celui du sociétal, on connaît la revendication progressiste de l’attribution de droits toujours plus variés et toujours plus grands aux minorités, y compris les plus réduites, ou aux individus. Des droits auxquels l’État, non seulement ne devrait pas s’opposer,mais qu’il aurait même vocation à défendre en toutes circonstances, les faisant primer y compris au détriment des règles classiques de fonctionnement des sociétés au sein desquelles ils sont revendiqués.

Depuis toujours l’homme, « animal politique », vit dans un système social – la Cité – où l’arbitrage entre intérêts particuliers et collectifs est organisé par la société : de par l’humaine faiblesse il n’y a pas en effet, ou très rarement, d’autolimitation des désirs, et cela suppose donc cette hétérolimitation étatique par la norme et le contrôle du juge. L’État est ainsi appelé à opérer une conciliation, dont on reconnaîtra qu’elle est parfois difficile, et déplace le curseur au fil du temps entre les droits de la société et ceux des individus – droits qui pourraient se résumer en fait dans les deux cas, société ou individu, à celui de perdurer dans leur être.

Or force est de reconnaître que, dans notre monde occidental, ce curseur est actuellement très prioritairement du côté des libertés « sociétales », au détriment des règles d’organisation, sinon de survie, de nos sociétés. Certains s’opposent alors à ce qu’ils considèrent comme des dérives et demandent que ces revendications individualistes ou minoritaires ne mettent pas en péril des cadres sociaux dont ils estiment, dans une perspective plus conservatrice que réactionnaire, qu’ils ont une utilité telle qu’ils doivent perdurer, en évoluant certes, mais sans disparaître. Ce sont leurs sociétés que notre doxa qualifie alors, du simple fait que l’on puisse ainsi choisir de limiter certaines revendications sociétales, d’« illibérales ».

Une tradition libérale

Mais si l’on quitte le domaine des droits individuels « sociétaux », parfois uniquement hédonistes, pour s’intéresser à d’autres droits individuels touchant cette fois à la participation politique, au premier rang desquels la liberté d’expression, les choses changent du tout au tout. Pour prendre le débat actuel portant sur cette liberté d’expression, récemment mis en avant par le discours prononcé par le vice-président américain J. D. Vance à la conférence de Munich, rappelons que la revendication d’une liberté d’expression pleine et entière sur les choix sociétaux possibles a toujours été une clef du libéralisme. On la retrouve chez Benjamin Constant, Alexis Tocqueville ou John Stuart Mill, soit chez les principaux penseurs de cette famille de pensée qui s’est structurée au cours du XIXe siècle. Or des régimes prétendument « libéraux » voient maintenant dans cette revendication une manœuvre perverse de l’illibéralisme et n’hésitent pas à mettre en place au contraire – au nom du libéralisme ! – un système de contrôle et de censure sans précédent dans nos démocraties.

La garantie libérale de la liberté d’expression politique peut se justifier, comme chez Benjamin Constant, par une approche machiavélienne : s’adressant au pouvoir, ce dernier lui explique que la censure des opinions, impossible à réaliser dans les faits, est nécessairement contreproductive. « Il se condamne à un travail sans fin ; il faut qu’il agisse contre des nuances : il se dégrade par tant de mouvements pour des objets presque imperceptibles. Ses efforts, renouvelés sans cesse, paraissent puérils : vacillant dans son système, il est arbitraire dans ses actes. Il devient injuste, parce qu’il est incertain ; il est trompé parce qu’il est injuste. » (Des réactions politiques, 1797). Les exemples récents de censure donnés par J. D. Vance dans son discours de Munich – la répression d’une prière isolée faite en public en Grande Bretagne, celle de commentaires antiféministes en ligne en Suède –, montrent bien ce caractère de « travail sans fin ». « Rejeter les gens, conclut le vice-président des États-Unis, rejeter leurs préoccupations ou, pire encore, fermer les médias, interrompre les élections ou exclure les gens du processus politique ne protège rien ».

Cette garantie de la liberté d’expression peut aussi se justifier, comme chez Stuart Mill, par une autre approche : la confrontation des opinons serait indispensable au progrès de l’homme, qui peut ainsi affiner son jugement et s’approcher de la vérité, comme à celui de la société, et censurer serait « voler l’humanité » (De la liberté, 1859). Il est vrai que la démocratie fait nécessairement le pari de l’existence d’un citoyen raisonnable doté de bon sens, et dans ce cadre, « il n’y a pas de place pour les cordons sanitaires – déclarait Vance. Soit, vous défendez le principe, soit vous ne le faites pas. »

La privation des droits politiques

Mais si Constant ou Stuart Mill demandent une totale liberté d’expression, les mêmes souhaitent que l’État intervienne pour protéger les citoyens contre les actes : « entre les individus et les individus, le gouvernement doit mettre une force répressive », écrivait Constant. Lorsqu’il avait réfléchi au fonctionnement de la démocratie dans des jurisprudences datant des années 80, le Conseil constitutionnel avait d’ailleurs dégagé trois « objectifs de valeur constitutionnelle » : la liberté d’autrui, la sauvegarde de l’ordre public et le pluralisme des courants d’expression socio-culturels.

Or seules les sociétés que l’on nous présente comme « illibérales » semblent souhaiter répondre à ces obligations fondamentales de la démocratie, quand les prétendues sociétés « libérales » s’en éloignent un peu plus tous les jours : le nécessaire respect de la liberté d’autrui ne saurait en effet conduire à la dictature de minorités appuyées sur les contrôles juridictionnel et médiatique ; le pluralisme réel ensuite semble bien éloigné de ces censures qui progressent dans tous les domaines ; quant à l’ordre public enfin, le moins que l’on puisse écrire est que sa garantie ne semble plus être une priorité de ces régimes, qui s’accommodent d’autant mieux de la peur née du désordre que cette dernière est bien pratique pour leur permettre de justifier de nouvelles restrictions de libertés et d’élargir encore leur appareil de contrôle et de répression. « Le danger de la liberté moderne – écrivait Constant dans sa célèbre conférence De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes –, c’est qu’absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique ». Certes, mais la renonciation n’est pas toujours volontaire : l’État ici cherche à nous absorber dans le sociétal.

Car ne restent en fait aux sociétés dites « libérales » pour se prétendre telles que leurs politiques de promotion des droits individuels ou minoritaires, de droits « sociétaux », des politiques par lesquelles elles tentent de faire oublier qu’elles privent leurs populations de leurs droits politiques. Or une société libérale n’est pas seulement une société qui reconnaît de tels droits sociétaux, elle est aussi une société qui a une organisation institutionnelle, une « règle du jeu » politique reposant sur des principes clairs – dont ceux, on vient de le voir, qui garantissent l’usage des libertés d’expression et de participation politique.

L’un des meilleurs exemples de cette évolution est sans doute la situation actuelle en Roumanie, elle aussi évoquée par J. D. Vance à Munich, avec ces candidats à l’élection présidentielle écartés sous les applaudissements de l’Union européenne par le juge constitutionnel sur la base de simples suspicions d’ingérences étrangères. Si une démocratie, notait Vance, « peut être détruite avec quelques centaines de milliers de dollars de publicité numérique provenant d’un pays étranger, alors c’est qu’elle n’était pas très solide au départ ». Et quelle considération fait-on ce faisant de la capacité de jugement des citoyens ? C’est démontrer en tout cas que nos sociétés si volontiers donneuses de leçons ne sont pas « libérales » – et sans doute pas plus démocratiques, d’ailleurs, au vu de la captation de pouvoir par une oligarchie. Il ne s’agit finalement que d’un simple narratif de discours de propagande, chaque jour démenti par les faits. 

 

Illustration : En mars dernier, une femme brandit le portrait de Calin Georgescu pendant une manifestation d’opposition à la décision de la Cour constitutionnelle de Roumanie l’éliminant de l’élection présidentielle à laquelle il était arrivé en tête du 1er tour.

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