France

Jean-Marie Le Pen, ce diable d’homme qui parlait au monde
Le menhir, le phare et le cap. Méditation enracinée sur un Français vu de l’étranger.
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De ses débuts en Algérie française à ses relations avec des figures de la Françafrique, le fondateur du Front National a cultivé des liens ambigus avec ce continent, mêlant pragmatisme politique et déclarations polémiques.
Entre nostalgie de la grandeur coloniale et critiques acerbes des politiques africaines, les positions de Jean-Marie Le Pen ont souvent reflété des contradictions profondes. Sa carrière politique qui le conduira d’abord, plus jeune élu poujadiste, sur les bancs de la IVe République (1956-1962), puis sur ceux de la Ve République (1986-1988) avant de siéger au Parlement européen (1984-2019) en tant que fondateur et président du Front National. Porté par un programme nationaliste, anti-immigration et eurosceptique, Jean-Marie Le Pen a constamment suscité des oppositions et des coalitions contre ses idées. Fidèle à lui-même, « le Menhir » a néanmoins réussi à hisser son mouvement au second tour de l’élection présidentielle de 2002, amorçant ainsi la transformation de son parti en une force politique majeure.
À l’heure de la décolonisation, Jean-Marie Le Pen ressent un profond sentiment de trahison. Il garde un goût amer de la perte de l’Indochine, où il a servi comme sous-lieutenant dans le 1er bataillon étranger de parachutistes sous les ordres d’Hélie de Saint Marc. Engagé volontaire en 1956, alors qu’il est député, il participe à la guerre d’Algérie, secouée par la rébellion indépendantiste du Front de Libération nationale. Ardent défenseur du maintien de ces départements français d’Afrique du Nord dans le giron de la République, Le Pen trouve dans cette guerre une matrice idéologique dont il cultivera durablement le souvenir. Parmi les figures marquantes de cette période trouble, Pierre Sergent, l’un des chefs de l’OAS, futur député frontiste qui ralliera à lui le vote des Pieds-noirs exilés après 1962. Jean-Marie Le Pen sera, des années plus tard, accusé d’avoir torturé des membres du FLN. Des accusations qui le poursuivront jusqu’à sa mort, sans qu’elles aient été formellement prouvées. Une fois élu député, il utilisera cette tribune pour défendre la cause des Européens et des musulmans pro-Français affectés par les violences de ce conflit.
L’annonce de la disparition du leader du parti de la flamme tricolore n’a suscité aucune exaltation particulière en Afrique. Loin des scènes de liesse observées en France à l’appel d’associations politiques d’extrême-gauche, le continent reste marqué par des relations ambivalentes avec Jean-Marie Le Pen. « Il considérait que l’Afrique n’apportait à l’Europe que des malheurs », rappelle Jean-Yves Camus, soulignant les contradictions du tribun. Selon le codirecteur de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, Le Pen voyait le « continent africain comme une partie intégrante de la grandeur passée de la France coloniale » tout en l’accusant d’être responsable de nombreux maux de la France.
Pourtant, l’Afrique, régulièrement critiquée par Le Pen, restera politiquement liée au Front National dès sa création. Parmi ses proches, on trouve Henri Duprat, qui aurait joué un rôle trouble auprès des sécessionnistes katangais au Congo et durant la guerre du Biafra au Nigeria. Selon Michael Pauron, journaliste à Afrique XXI, ces « liens auraient permis de financer la fondation du FN au début des années 1970 », une affirmation qu’il relaye sur TV5. Rapidement, Jean-Marie Le Pen s’efforcera de nouer des relations avec les dirigeants africains issus de la Françafrique, ce prolongement opaque des relations entre Paris et ses anciennes colonies, qui permettait à la France de peser sur le sort de certains pays africains selon ses intérêts politico-économiques.
En 1986, Jean-Marie Le Pen effectue une tournée africaine au cours de laquelle il rencontre plusieurs figures majeures de la Françafrique, comme le président gabonais Omar Bongo et l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, dont il soutiendra la candidature au prix Nobel de la Paix. Ce voyage est toutefois écourté en raison de l’opposition du Sénégal, où il devait se rendre. La presse locale dénonçait alors « l’incohérence et les propos racistes tenus par Jean-Marie Le Pen », rendant impossible sa visite à Dakar. Jean-Marie Le Pen sera accusé par l’avocat Robert Bourgi d’avoir reçu des « valises d’argent » d’Omar Bongo pour financer une de ses campagnes, accusations qu’il démentira vigoureusement, tant devant les tribunaux (où il obtient gain de cause en 2012) que publiquement, pointant du doigt une manipulation venue directement de l’Élysée.
Parmi les expatriés en Afrique, le président du Front National jouit néanmoins d’une certaine popularité, notamment en Afrique du Sud, où ses scores électoraux atteignent parfois des sommets. Lors de l’élection présidentielle de 1988, il recueille 22 % des voix de la communauté française installée dans ce pays, contre seulement 6 % pour François Mitterrand. Dans un contexte de ségrégation raciale, Jean-Marie Le Pen défendait le régime de l’apartheid, qu’il décrivait comme une « volonté de promotion des deux communautés » [blanche et noire, ndlr]. Fidèle à son style provocateur, il minimise l’importance de Nelson Mandela, qu’il qualifie de « terroriste ». Interrogé dans L’Heure de Vérité, émission phare des années 1980-1990, il déclarera ne ressentir « ni émotion, ni satisfaction » à l’annonce de la libération de Mandela, futur premier président noir d’Afrique du Sud.
Au fil des décennies, Jean-Marie Le Pen affinera ses relations avec certains dirigeants africains, dans le but de parfaire sa stature d’homme d’État. Il rencontrera le roi Hassan II du Maroc, où il aime séjourner pour de rares vacances. Il s’oppose aux interventions militaires françaises en Libye, ainsi qu’en Côte d’Ivoire (2002-2015), un pays marqué par une fracture entre sudistes chrétiens et nordistes musulmans où demeure une forte communauté française qui tient les rênes économiques de cette nation africaine. Pour les partisans du président Laurent Gbagbo, ce soutien sera apprécié à sa juste valeur, et on retrouvera très curieusement les « Patriotes » ivoiriens aux côtés de leurs alter ego français lors du traditionnel défilé-hommage à Jeanne d’Arc, organisé chaque 1er mai à Paris, alors que leurs principaux ténors appellent dans le même temps à chasser les « Blancs » de la Côte d’Ivoire. Jean-Marie Le Pen n’hésitera pas non plus à exprimer également son soutien à l’opposition au président Denis Sassou Nguesso, « DSN », au Congo-Brazzaville, menée par Guy-Parfait Kolelas avec laquelle le FN partage des affinités (Louis Alliot, vice-président du Front national dénoncera des compromissions de la République française avec le régime congolais). Il est vrai aussi que l’ancien ministre de DSN avait aidé le FN à « tricoter » le chapitre « sur la coopération avec l’Afrique du programme de Jean-Marie Le Pen pour la présidentielle en 2002 », comme le rappelle Le Monde.
En 2016, Jean-Marie Le Pen effectue son dernier voyage en Afrique, répondant seul à l’invitation du président guinéo-équatorien Teodoro Obiang Nguema pour la cérémonie d’investiture de son cinquième mandat. Il passera une semaine en Guinée équatoriale, suscitant l’indignation de ceux qui dénoncent les dérives des régimes africains autoritaires. Une ultime provocation de la part du « diable de la République », qui marque son indifférence aux préoccupations éthiques et démocratiques à géométrie variable de ses adversaires. Dans une Afrique qui, aujourd’hui, a totalement rejeté la Françafrique, le sentiment prévaut que Jean-Marie Le Pen aura été plus un « mauvais ami » qu’un véritable allié des intérêts de la France en Afrique.
Illustration : Jean-Marie Le Pen, cofondateur du Front national, et Téodoro Obiang Nguema Mbasogo, président de la Guinée équatoriale, en mai 2016.